Le titre du livre de Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton apparaît comme provocateur, voire pamphlétaire. Première surprise, les deux auteurs ne sont pas des potaches provocateurs ou des syndicalistes en mal de « casser du patron » mais bien deux professeurs de l’illustre Université de Stanford en Californie. De plus, ce sont des récidivistes.
Robert Sutton est l’auteur téméraire d’un récent best-seller au titre plus qu’évocateur Objectif zéro-sale-con paru aux Editions Vuibert en 2007 et les deux compères avaient conjointement commis The Knowing-Doing Gap.
La thèse principale de cet ouvrage original est que les décideurs d’entreprise ne font qu’un usage très réduit à la fois des techniques mais aussi des connaissances accumulées en recherche en sciences de gestion.
En résumé, ce livre incite les managers d’aujourd’hui à être bien plus rigoureux dans leurs pratiques de gestion afin d’atteindre des niveaux supérieurs de performance à l’instar de sociétés comme Cisco, Intel, Rent-A-Car, Southwest ou encore Toyota. En particulier, ils les exhortent à éviter, à l’image des moutons de panurge, des idées erronées, par « aveuglement, imitation ou, aussi, par intérêt personnel ».
Les auteurs désacralisent le rôle de manager, en particulier l’apologie des patrons emblématiques qui portent à eux seuls le succès de leur entreprise, ou l’identification et la récompense des meilleurs salariés.
A contrario, ils insistent sur l’importance de consacrer du temps à l’ensemble du personnel et notent que les entreprises les plus performantes emploient bien souvent des gens très ordinaires. Compte tenu de la position des auteurs, leur dialectique pourraient reposer sur des théories ou des concepts abscons.
Pas du tout. C’est avant tout un ouvrage, plaisant à lire, qui utilise le bon sens et les faits comme principal outil rhétorique au service des thèses développées.
Faits et foutaises dans le management, par Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton, Vuibert, 2007, 288 pages.
Le management factuel contre l’analphabétisme managérial
Par analogie aux récents développements en médecine, sur une discipline appelée aujourd’hui la « médecine factuelle » ou « médecine basée sur la preuve », en anglais « Evidence Based Medicine » (EBM), ils proposent aux gestionnaires d’entreprise de pratiquer le « management factuel » ou le « management par la preuve ».
La démarche de l’EBM suit quatre étapes : formuler une question claire du problème posé, rechercher dans la littérature les articles s’y référant, évaluer de façon critique la problématique, sa validité et son utilité, et mettre en application les résultats utiles dans la pratique.
La question est donc de savoir sur quels postulats reposent les décisions prises dans nos organisations. Les connaissances accumulées au cours de décennies de sciences de gestion, souvent empiriques, plus rarement théoriques, sont souvent ignorées et très rarement utilisées en pratique.
Les auteurs expliquent avec moult exemples, que cet « analphabétisme managérial » engendre une mauvaise gestion et de piètres performances d’entreprise. La conséquence est que ce sont tant les consommateurs que les salariés ou encore les actionnaires qui en font les frais.
Il faut aussi se méfier des « gourous » ou autres consultants qui vendent des solutions toutes faites. Russel Ackoff, professeur à Wharton disait : « Les gourous nous fournissent des solutions prêtes à l’emploi, mais les pédagogues nous donnent les moyens de trouver des solutions par nous-mêmes. »
Ou le professeur Prahalad qui affirmait : « N’oubliez pas, si quelqu’un vous dit qu’il connaît la réponse, c’est probablement qu’il ne comprend pas la question ! »
Les auteurs proposent six semi-vérités pernicieuses sur le management des hommes et des organisations :
- Le travail est-il fondamentalement différent du reste de la vie et doit-il l’être ? Le cloisonnement travail-vie privée semble être un artifice qui limite la créativité et l’utilisation des vraies compétences des collaborateurs. L’individu doit avoir suffisamment de marges de manœuvre pour adapter son poste en fonction des objectifs fixés, conformément à ses sensibilités.
- Les meilleures organisations ont-elles les meilleurs collaborateurs ? La course aux talents est un exercice à la fois difficile et qui peut s’avérer dangereux dans la mesure où elle individualise le travail. Or, les meilleurs niveaux de performance sont atteints par des équipes sachant travailler ensemble, soit par expérience, soit en partageant les mêmes objectifs.
- Les incitations financières améliorent-elles les performances de l’entreprise ? Les études montrent que les incitations financières ne sont pas les premiers critères de motivation des salariés. Les mettre trop en avant risque au contraire d’affaiblir l’implication des salariés et de les frustrer, et altérer les relations au sein des équipes. Au niveau des dirigeants, il en est de même. Les systèmes de stock-options ne favorisent-ils pas largement l’apparition de scandales financiers et de pratiques douteuses ?
- Tout est dans la stratégie. Savoir où l’on va est nécessaire mais pas suffisant. Des études effectuées sur près de deux décennies indiquent qu’il n’est pas évident d’établir une corrélation entre posséder une stratégie et être plus performant. Apparemment, la qualité du management semble être un facteur encore plus différenciateur. En fait, ce n’est pas tant de savoir ce qu’il faut faire qui est clé, mais de pouvoir le faire.
- Changer ou mourir. La gestion du changement pour le changement est souvent couronnée d’échec. C’est le cas de l’introduction de nouveaux outils de type ERP sans qu’une étude sérieuse ait été réalisée au préalable. Il est fondamental de passer du temps en amont pour mieux appréhender les besoins et les apports de la nouvelle solution ainsi que les conditions de mise en œuvre.
- Les grands leaders contribuent-ils vraiment à la performance de leur entreprise ? Malgré la tendance de sacraliser voire mythifier certains leaders tels que Jack Welsh de General Electric ou Rick Wagonner, le PDG de General Motors, il semblerait, dans le secteur tant privé que public, que la performance organisationnelle soit largement déterminée par des facteurs qu’aucun individu, y compris le leader, ne peut contrôler. Cette croyance est bien plus répandue dans les cultures occidentales où l’on privilégie l’individu, que dans les cultures orientales qui axent plus leurs approches sur les groupes et les institutions. Les décisions collectives semblent quasi systématiquement supérieures aux décisions individuelles, indépendamment de l’expérience et des diplômes de la personne.
Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton proposent neuf principes pour mettre en œuvre le management factuel :
- considérez votre organisation comme un prototype à améliorer ;
- les faits, rien que les faits ;
- devenez maître dans l’art du bon sens et de l’évidence ;
- ayez un regard extérieur sur vous-même et sur votre organisation ;
- le pouvoir, le prestige et la performance vous rendent têtu, stupide et hostile à l’évidence des faits ;
- le management factuel ne s’adresse pas qu’aux dirigeants ;
- osez vendre le management factuel ;
- si tous vos efforts ont échoué, ralentissez la diffusion des mauvaises pratiques ;
- l’échec comme révélateur.
Le leadership doit être repensé non à l’aulne des pratiques standard véhiculées par des consultants plus avides de leur propre bénéfice que de celui de leurs clients. Le manager factuel se doit d’adopter des approches factuelles et non des croyances non éprouvées ou peu adaptées à l’organisation. Il doit inciter les individus à apprendre, à réfléchir et à agir davantage en fonction des connaissances existantes. Il semble bien que l’on n’ait jamais eu autant de managers formés dans les meilleures écoles, et que l’on n’ait jamais aussi peu réfléchi !
Les idées à retenir
Trois mauvaises pratiques décisionnelles à éviter :
- Réaliser un benchmarking superficiel. Fondamentalement, le benchmarking est une excellente pratique à condition d’aller au fond des choses. L’idée maîtresse est de pouvoir bénéficier de l’expérience et des résultats de ses concurrents, voire d’autres secteurs d’activités. Deux problèmes majeurs rendent inefficace un benchmarking superficiel : premièrement, les pratiques copiées sont les plus visibles, les plus évidentes, et souvent les moins importantes. Deuxièmement, les entreprises ancrent leurs pratiques dans une stratégie, un contexte et un modèle économique individuel que l’on ne peut ignorer.
- Faire ce qui a réussi dans le passé. Souvent, on applique des recettes toutes faites, qui semblent avoir marché dans le passé ou ailleurs, sans chercher à savoir si le contexte était identique et pourquoi elles ont réussi.
- Suivre des idéologies profondément enracinées mais peut-être infondées. Elles sont diffusées par des dirigeants qui prônent des pratiques qu’ils croient justes et synonymes de réussite quelle que soit l’entreprise. L’exemple des stock-options et des rémunérations semble largement favoriser les dérives et les scandales financiers d’après des études réalisées par des experts.
Quatre conditions pour réussir le changement
- L’insatisfaction : si les personnes ne sont pas insatisfaites de la situation présente, il sera difficile de les convaincre de changer. Il faut donc leur expliquer pourquoi la situation actuelle n’est pas acceptable.
- La direction : il faut avoir un cap clair et s’y tenir et éviter de s’égarer par d’autres activités moins importantes même si elles semblent attractives à court terme.
- La confiance : croire au succès du projet quelles que soient les difficultés est clé pour motiver tous ceux qui y participent et créer un climat de défi aux équipes.
- Le désordre : le changement n’est pas un long fleuve tranquille et ne suit pas une trajectoire rectiligne. Il faut accepter, voire favoriser dans certains cas le désordre créatif.
Adopter le « management factuel »
- Privilégier les résultats d’études plutôt que les idées reçues.
- Multiplier les petites expériences pour découvrir des faits susceptibles d’aider son entreprise à être encore plus performante.
- S’engager à prendre des décisions fondées sur des faits avérés.
- Privilégier le dialogue et les débats à tous les échelons en se rappelant le dicton : « Si deux personnes sont toujours d’accord, l’une d’entre elles est inutile ! »
- Challenger les « vendeurs d’idées et de méthodes » qui diffusent des pratiques qui ne sont pas forcément adaptées ou dont l’utilité n’a pas été prouvée et dont les revenus ne dépendant pas des bénéfices que retirera la société conseillée.
- Comprendre que le management, comme la médecine, est à la fois un art et une science et doit être appréhendé comme tel.