Le management paralysé

La vie quotidienne dans les entreprises au XXIe siècle n’est pas de tout repos. François Dupuy, sociologue des organisations et enseignant à l’Insead, nous livre les résultats de plusieurs enquêtes sur le terrain, d’où il ressort que l’écart est extrêmement élevé entre les discours « idéologiques » des entreprises et la réalité.

« Les entreprises ne savent plus ce qu’elles font, assure l’auteur, et sont marquées par une paresse managériale, contrepartie de la pénibilité croissante du travail. » Résultat : les entreprises ont perdu le contrôle d’elles-mêmes.

L’auteur insiste sur deux notions importantes : l’ « endogénéité » et l’externalisation. La première notion se traduit par le fait que, dans la construction d’une organisation, la priorité est donnée aux problèmes internes de cette organisation par rapport à ceux de l’environnement ou des clients ou, particulièrement, des « usagers » dans le secteur public.

Conséquence selon l’auteur : « Cela se manifeste par une faible exigence quant à la quantité réelle de travail fourni et à sa productivité, le sous-travail résulte d’un accord implicite entre les parties concernées. »

Lost in Management, la vie quotidienne des entreprises au XXIème siècle, par François Dupuy, Éditions du Seuil, 2011, 268 pages.

Côté externalisation, l’auteur nous explique que « les acteurs d’une organisation ont d’autant plus de chances d’aplanir leurs éventuelles divergences d’intérêts qu’ils en externalisent le coût sur leur environnement, le client ou l’usager ». La sous-traitance entraîne vite l’entreprise dans un « cercle vicieux » : « Aux yeux de la direction, il s’agit d’un moyen de se donner de la souplesse et de réduire les coûts par rapport à un univers interne rigide, explique l’auteur.

Le revers de la médaille, qui n’a pas été anticipé, c’est que l’encadrement a peu à peu perdu la maîtrise des temps et des flux. » Et, on s’en doute, les fournisseurs en profitent : « Ils ont su parfaitement jouer la segmentation extrême qui règne entre les différents services de l’entreprise, les acheteurs, la logistique, la production, la maintenance… » Le fournisseur est devenu l’intégrateur de services « qui ne se parlent pas et dont le segmentation lui fournit toujours une excellent raison pour que les choses ne soient pas effectuées comme prévu dans le contrat initial, en temps et en heure ».

On l’a beaucoup écrit et François Dupuy le confirme à travers ses enquêtes : l’organisation en silos génère des effets pervers. Elle s’est développée parce qu’elle a une vocation protectrice des membres de l’organisation. Et en cas de problème, personne n’est responsable et peu ont des obligations de résultats. « Cet empilage hiérarchique réduit la lisibilité de la direction et rend aléatoire un contrôle effectif de l’évaluation du risque. »

Pire, assure l’auteur, les entreprises ont « laissé filé le client », dont la gestion est souvent elle aussi sous-traitée. « Qui, aujourd’hui, est capable de mettre face au client ceux de ses membres reconnus comme étant les meilleurs ? », s’interroge François Dupuy. De fait, les collaborateurs d’une entreprise, englués dans des « bureaucraties intermédiaires » ont soit « le pouvoir sans la responsabilité ou la responsabilité sans le pouvoir ».

Dans ce contexte se forme « le couple infernal processus-intégration » : les entreprises qui ont perdu le contrôle d’elles-mêmes tentent de reprendre le contrôle en mettant en place des processus « censés garantir non seulement que tout se passe partout de la même façon, mais encore que cela se passe comme il se doit ».

Souvent, à force de reportings, « tout est contrôlé, rien n’est sous contrôle », observe l’auteur. Heureusement, il n’y aurait pas de fatalité avec des ingrédients qui relèvent, entre autres, des communautés virtuelles et une transversalité qui ne se réduit surtout pas à un processus.


Quelques idées à retenir

  • Le « leader » est d’autant plus mis en avant que la complexité de l’action collective est mal maîtrisée.
  • Les entreprises ont laissé des pans entiers de leurs activités s’autonomiser.
  • Une organisation ne remet que rarement en cause elle-même son caractère endogène, c’est la raison pour laquelle un État se réforme rarement de lui-même.
  • Le changement ne se produit pas quand il est nécessaire mais quand il est possible.
  • Les entreprises ont laissé filé le client dans un contexte économique où le client n’avait pas grand choix et où ce qui était rare (donc cher), c’était le produit.
  • Dans l’entreprise, le mythe de la clarté cache la nécessité pour tous les acteurs de réduire l’incertitude qui les entoure.