A l’heure de la culture de la donnée et du Big Data, les prises de décision sont-elles devenues plus fiables ? La multiplication des indicateurs entraîne-t-elle automatiquement des décisions plus judicieuses ? Ce n’est pas certain.
Les entreprises n’ont probablement jamais produit autant d’indicateurs, de tableaux de bord et de reporting. Objectif : faciliter la prise de décision avec des modèles les plus élaborés possibles et améliorer la mesure de performance des salariés. Ces modèles deviennent de plus en plus complexes à mesure que les managers tâtent de l’intelligence artificielle et consomment du Big Data. Pour quels résultats ? Hélas pas toujours ceux auxquels on pourrait s’attendre.
Certes, l’usage massif de données contribue à faciliter la prise de décision. Selon une étude réalisée par Dimensional Research pour le compte d’Anaplan, il existe une corrélation entre la capacité d’une société à, d’une part, être plus agile et influencée par les données dans sa planification et, d’autre part, entraîner de meilleurs résultats commerciaux. « Le processus de décision optimisé combine de la technologie, de l’humain et des processus », résume Brice Faure, directeur général d’Anaplan. Ces trois domaines sont d’ailleurs ceux pour lesquels les entreprises (plus d’une sur deux) estiment avoir une marge de progression significative.
« Dans les années 1980, 80 % des salariés américains n’étaient pas évalués selon leurs performances, mais, depuis, c’est l’inverse ; on est passé dans une approche de monitoring, d’où un accroissement de la mesure de la performance, le modèle a été bousculé, car c’est en définitive moins coûteux de monitorer que de se reposer sur la loyauté des salariés », explique Maya Beauvallet, économiste et auteur d’un ouvrage sur les décisions absurdes.
Le numérique, ennemi des indicateurs ?
Le numérique change-t-il la donne ? Pour Maya Beauvallet, la réponse est positive : « Dès lors que le cœur de l’entreprise, c’est la donnée, souvent en temps réel. De fait, il n’y a plus d’asymétrie d’information, tout le monde peut l’avoir au même moment. » Construire des indicateurs de la performance managériale est devenu une mode. Elle repose sur la conviction que, dans la mesure où un travail nécessite un effort, les individus ne le font pas spontanément. D’où la nécessité de mesurer, de contrôler et de noter. Et d’encourager avec des incitations.
« Si l’on suppose que le principal problème d’un manager est le manque d’informations, peut-on dire que le numérique représente, pour lui, un nirvana ? Ce n’est pas si simple », concède Maya Beauvallet. Car, souvent, le piège des indicateurs réside dans le fait qu’ils ne s’accompagnent pas de l’explication des objectifs. « Et le numérique n’aide pas forcément à clarifier ces objectifs », estime-t-elle.
Autre risque : le chiffre définit l’objectif. « Dans la mesure où l’on se focalise sur un indicateur, on oriente aussi l’effort vers ce qui est mesurable, souvent au détriment de la qualité », précise Maya Beauvallet, qui suggère de séparer les objectifs et les indicateurs. Car lorsque l’on crée un indicateur il s’améliore toujours : « Lorsque l’on se sait observé, cela détourne l’attention et on est tenté d’inventer des chiffres. Est-ce utile à la performance et à la décision ? Evidemment non, en croyant faire mieux on fait pire », ajoute l’économiste.
On observe aussi des stratégies d’évitement : « L’esprit humain est plus rationnel, plus stratège encore que les indicateurs les plus astucieux. On ne gagne jamais à réduire les autres à un comportement binaire. La carotte et le bâton suffisent peut-être pour faire avancer un âne récalcitrant, mais les hommes, eux, s’arrangent souvent pour attraper la carotte et éviter le bâton tout en vous faisant croire le contraire », écrit Maya Beauvallet dans son ouvrage sur les stratégies absurdes.
A jouer collectif, on ne gagne pas à tous les coups
Faut-il privilégier les indicateurs collectifs ? Pas forcément, car se pose la question du « passager clandestin », principe selon lequel les salariés ont individuellement intérêt à ne rien faire et à profiter du travail des autres qui améliore l’indicateur collectif. Pour Maya Beauvallet, « les indicateurs collectifs exercent une pression sur les plus mauvais, ce qui peut réduire le problème du passager clandestin, mais également sur les meilleurs, qui cassent les cadences. » Résultat : « Les plus mauvais et les meilleurs travaillent moins en présence d’incitations collectives. » En réalité, l’indicateur collectif est « utile quand tous les salariés sont relativement homogènes et que leur travail est réellement collectif. Il peut également être utile non pour mesurer les performances, mais pour les lisser ou les égaliser. »
« Les organisations doivent laisser derrière elles l’approche statique et cloisonnée de la planification d’affaires traditionnelle », assure Simon Tucker, responsable de la planification chez Anaplan. Et privilégier des modèles basés sur les données ? Oui, mais non sans précautions. Dans un article paru dans la Harvard Business Review (2), Scott Page, expert en systèmes complexes à l’université du Michigan et auteur de l’ouvrage The Model Thinker (Basic Books 2018), estime qu’il est difficile de donner du sens à des données sans élaborer des modèles, et plus ils sont diversifiés et se combinent, mieux c’est.
« Les données peuvent décrire une réalité, mais elles ne recommandent pas la décision à prendre. Les modèles construisent une cohérence logique, c’est pour cette raison qu’ils sont largement plus performants que les individus. » Pour Scott Page, cette supériorité des modèles repose sur leurs caractéristiques, que n’ont pas les humains, notamment la capacité à absorber et traiter de gros volumes de données sans faire d’erreurs de logique, le fait qu’ils peuvent être testés, paramétrés et comparés, et qu’ils ne sont pas sujets à des biais cognitifs, à la différence du cerveau humain. Certes, les concepteurs des modèles peuvent y introduire des biais, mais l’intérêt est justement de disposer d’une diversité de modèles pour réduire cet inconvénient.
(1) Les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux, Seuil, 2009, 148 pages.
(2) « Why many-model thnikers make better decisions », par Scott Page, Harvard Business Review. www.hbr.org. https://hbr.org/2018/11/why-many-model-thinkers-make-better-decisions
Planification et prise de décision : les difficultés les plus fréquentes | |
Difficultés pour la planification et la prise de décision | % d’entreprises |
Différents systèmes stockent différentes informations | 39 % |
Les processus et les workflows sont insuffisants | 32 % |
La collaboration est insuffisante | 30 % |
Les données ne sont pas exhaustives | 28 % |
L’exécution des décisions n’est pas évaluée | 22 % |
La qualité de l’information est insuffisante | 19 % |
La planification est sujette aux erreurs | 18 % |
Source : The state of connected planning, Dimensional Research, Anaplan. Lien : www.anaplan.com/papers/state-of-connected-planning/ |
L’inusable technique du salami
On peut améliorer des résultats sans améliorer la réalité. Comment ? En utilisant la technique du salami. Dans une usine de salami prédécoupés, pour augmenter la production, un indicateur de performance est créé et basé sur le nombre de tranches produites. Résultat : les salariés ont diminué l’épaisseur des tranches. Donc l’indicateur s’est amélioré sans que les salariés ne travaillent plus, ni, d’ailleurs, que le chiffre d’affaires augmente. Ce serait le même principe si l’on payait les informaticiens en fonction du nombre de lignes de codes qu’ils produisent. « L’effet salami est l’un des nombreux effets pervers des stratégies managériales d’incitation », note Maya Beauvallet, « l’effet salami nous apprend que tout indicateur, une fois construit et mis en place, s’améliore simplement parce qu’on a braqué le projecteur sur lui. Son amélioration ne démontre donc en rien un quelconque gain d’efficience. »
Comment identifier l’action du cerveau dans la prise de décision ?
Pour mieux comprendre les mécanismes qui, dans le cerveau, guident la prise de décision, l’ICM (Institut du cerveau) a développé une application (Brain’Us), conçue par Jean Daunizeau, co-directeur de l’équipe « Motivation, Cerveau, Comportement », avec un psychologue, un biologiste et un mathématicien. Cette application mobile ambitionne de recueillir des connaissances sur la manière dont le cerveau fonctionne. Elle regroupe huit jeux visant à tester différentes capacités cognitives. Tous les tests consistent en une série d’essais, pour chacun desquels vous devez choisir entre 2 à 4 options possibles (en un temps limité). Sont ainsi évaluées : la mémoire utile pour réaliser des tâches simples, la capacité à interrompre une action, la capacité d’adaptation au changement, à identifier une action qui génère la meilleure récompense, celle de pouvoir faire la différence entre ce que l’on sait et ce que les autres savent, et celle à reconnaître les émotions et le comportement des autres.
C’est grâce aux fonctions cognitives exécutives, comme l’attention ou la mémoire, que le cerveau est capable de contrôler le traitement de l’information et d’adapter le comportement de manière continue et flexible, en fonction des objectifs en cours. Les données de cette expérience scientifique sont analysées grâce à des modèles mathématiques, afin d’effectuer une synthèse quantitative des différents mécanismes mentaux qui déterminent la prise de décision. Afin de développer l’utilisation de Brain’Us sur le segment du bien‐être en entreprise et de la repositionner, non seulement comme un outil de recherche sur le cerveau, mais également comme un outil utile dans un contexte de ressources humaines, l’ICM a conclu un partenariat avec l’entreprise Accuracy, cabinet de conseil aux dirigeants d’entreprise, sous la forme d’une étude pilote avec une cinquantaine de ses consultants, qui vont réaliser les huit jeux. Les données issues de l’étude sont en cours d’analyse, les premiers résultats devraient être rendus en milieu d’année.