Le pricing power, arme fatale des GAFAM

Fabernovel a publié son nouveau rapport “GAFAnomics – Quarterly”, qui propose une analyse globale des résultats des géants de la tech. En 2021, les géants de la tech ont signé une nouvelle fois une année record, ils ont su montrer leur capacité à créer de nouveaux relais de création valeur dans un contexte changeant entre reprise économique et fond d’incertitude sanitaire.

« 2021 a été une année de tension, marqué par l’inflation, les pénuries, les difficultés des chaînes logistiques et les préoccupations en matière de RSE, mais les géants de la tech ont donc des capacités à générer des relais de croissance : leurs chiffres d’affaires ont bondi de 30 %, leurs bénéfices de 43 %, à comparer, par exemple, à 7 % pour le PIB français », observe Jean-Christophe Liaubet, associé chez Fabernovel.

Si les GAFA ont réussi à générer en un an l’équivalent d’un nouveau Amazon en valeur boursière, cette année marque la chute des géants asiatiques (Alibaba, Meituan, Baidu, Tencent…) qui ont été sévèrement impactés par la régulation chinoise à la fois sur les usages mais aussi sur la capacité de ces géants à utiliser les données clients », explique en préambule Axelle Ricour-Dumas, directrice stratégie corporate chez Fabernovel.

Les valeurs de la tech sont entrées dans une zone de turbulence au quatrième trimestre. L’index Fabernovel, composé de 20 géants de la tech dans le monde, a vu ses performances boursières chuter au dernier trimestre de l’année fiscale de 17 %, représentant une perte de valorisation de 2 300 milliards de dollars, soit près de la valeur totale générée par ces mêmes géants en 2021. En cause : le manque de visibilité et l’incertitude globale liée au contexte sanitaire et géopolitique de ces derniers mois qui ont mené à un fort décrochage des indices boursiers. Seul secteur qui se démarque, celui de l’énergie qui affiche une performance de +29% profitant de la reprise économique avec le retour au bureau notamment. Même les acteurs tech dont les estimations pour 2022 ont été revues à la hausse comme Tesla ne sont pas épargnés par cette crise de confiance.

Faceboook, un modèle qui s’essoufle

« Avec une baisse de 382 milliards de dollars de valorisation boursière, le groupe Meta subit le plus grand décrochage du trimestre et sort du club des entreprises à plus de mille milliards », analyse Jean-Christophe Liaubet, associé chez Fabernovel. « Meta vit actuellement une véritable crise de confiance de toutes ses parties prenantes et quand bien même sa vision technologique avec le métavers serait la bonne, l’entreprise doit avant tout changer son modèle et remettre son écosystème au cœur de sa stratégie, incluant ses utilisateurs. » Même si Meta continue de croître avec un chiffre d’affaires de +20% (34 milliards de dollars), ses revenus publicitaires affichent un net ralentissement, tendance qui devrait perdurer aux prochains trimestres, et, pour la première fois de son histoire, l’entreprise a connu une baisse de son nombre d’utilisateurs actifs mensuel (-1 million par rapport au 3ème trimestre).

Apple s’impose sur (presque) tous les tableaux

« Après avoir passé la barre des 3 trilliards de capitalisation boursière en janvier, Apple réalise le meilleur trimestre de son histoire en termes de revenus (+11% par rapport au même trimestre de l’année précédente), dépassant une nouvelle fois les prévisions des analystes. L’entreprise arrive à s’imposer à la fois sur le hardware comme le software », commente Pierre Gonnet, analyste chez Fabernovel et co-auteur de l’étude GAFAnomics Quarterly.

Les performances ont été meilleures dans toutes les lignes de produits (sauf l’iPad) et ce malgré la crise des composants, qui l’a contraint à réduire sa production d’iPhone 13. La vente de services enregistre l’augmentation la plus forte (+25% par rapport au trimestre précédent), ce qui a aidé à compenser des pertes dues à l’inflation et aux problèmes d’approvisionnement.

Le retour d’Apple en Chine est aussi éclatant. L’entreprise a repris sa place de 1er vendeur de smartphones qu’elle avait perdue 6 ans auparavant, dans un contexte où les ventes de smartphones ont baissé de 9% dans le pays et où celles de l’iPhone ont augmenté de 32%. « Le seul vers dans la pomme concerne finalement la situation monopolistique de l’App Store sous le feu des régulations mondiales et des assauts des concurrents auxquels Apple préfère répondre en payant les amendes », conclut Pierre Gonnet.

Microsoft, prochain leader du jeu vidéo ?

En acquérant le studio de jeu vidéo Activision Blizzard pour 69 milliards de dollars, Microsoft réalisera la transaction la plus importante de l’histoire du marché du jeu vidéo et la transaction en trésorerie la plus importante jamais réalisée à ce jour. Si l’opération aboutit (courant 2023), le géant de l’informatique deviendra alors le 3ème acteur mondial du gaming. Microsoft se positionnerait alors sur les trois piliers structurants du futur du gaming : les communautés, le contenu et les actifs technologiques. Même si les jeux d’Activision resteront certainement accessibles aux utilisateurs d’autres consoles concurrentes comme la Playstation de Sony, le Gamepass semble reprendre tous les super-pouvoirs des GAFA. Cependant, il laisse déjà présager une future situation monopolistique sur les jeux en ligne par abonnement.

Le nouveau pricing power, vers un modèle économique plus durable ?

L’annonce du prix de la baguette à 29 centimes d’euros de Leclerc en début d’année peut paraître anecdotique, mais elle a néanmoins permis de repositionner le débat sur la valeur des choses. Le chef cuisinier Thierry Marx rappelait à cette occasion que le low cost était “destructeur de valeur”.

« Seules les entreprises qui enrichiront en continu leur proposition de valeur auprès de leurs clients, aussi bien sur l’expérience, l’éthique que sur la profondeur de l’offre, réussiront à mener une stratégie d’augmentation de leurs prix pour venir contrebalancer la hausse des coûts ou, au-delà, se donner la capacité à réinvestir dans leurs produits et leurs modèles. En considérant mieux les enjeux de leurs parties prenantes, ces acteurs pourront s’assurer d’un modèle économique durable sans risquer d’impacter négativement l’évolution de la demande et de leur base de clients », explique Axelle Ricour-Dumas, directrice stratégie corporate de Fabernovel.

« Le modèle de pricing power n’est en effet pas nouveau. Il se définit comme la capacité à modifier les prix sans nuire aux ventes, sinon le risque est une perte de clients, de revenus récurrents et la nécessité d’investir en coûts d’acquisition, ce qui coûte de plus en cher. D’un pricing qui repose sur la marque, on passe à un pricing power liée au scoring des clients, basé sur l’expérience proposé, la transparence, la richesse de la proposition de valeur, l’éthique et la qualité du service client », précise Cyril Vart, vice-président exécutif. « Le client associe aujourd’hui chaque moment passé avec une entreprise ou une marque de manière positive ou négative. Ainsi, si le vendeur d’un magasin oublie de lui dire au revoir, il va continuer d’aimer ou non la marque, mais il y aura une baisse de son appréciation globale. A l’inverse, si la marque est transparente sur ces processus de fabrication par exemple ou apporte toujours plus de valeur ajoutée, elle lui fera gagner des points. »

Pour réussir une stratégie de pricing power dans cette nouvelle économie, les entreprises doivent donc miser sur un de ses nouveaux leviers : des avantages compétitifs reposant avant tout sur la personnalisation, la simplicité et la richesse de l’expérience, la création d’un capital de confiance avec les utilisateurs et une proposition de valeur infinie.

Et à ce jeu, certains géants du numérique qui ont fondé leurs modèles sur la création de valeur ont encore un temps d’avance.

Le pricing power repose sur trois leviers. D’abord, un avantage compétitif, basé sur la qualité de l’expérience client, la simplicité de l’offre, la richesse de l’expérience, à l’exemple de Nike. Ensuite, sur la création d’un capital de confiance avec les consommateurs, basé sur le sens, la transparence et la responsabilité, à l’exemple d’Apple. Enfin, la proposition de valeur infinie, lorsque le business model s’appuie sur un riche écosystème, à l’image d’Amazon.

Nike est aujourd’hui l’illustration d’une “tech company” qui adopte les codes des géants de la tech en développant des produits destinés à attirer et retenir les clients au sein de son écosystème. Depuis 2018, l’entreprise a en effet renforcé sa stratégie d’expérience D2C (Direct-to-consumer) avec le développement d’applications gratuites comme Nike Run Club et Nike Training Club qui viennent étoffer l’expérience et agissent comme produit d’appel vers le site e-commerce. Nike investit également dans l’expérience de ses clients fidèles, par le biais d’offres exclusives et d’avantages au sein de son programme de fidélité NikePlus, qui compte 300 millions de membres, qui dépensent en moyenne 40% de plus que les autres clients. Cette stratégie est rentable car, en renforçant la relation avec ses clients et en développant un segment de super-acheteurs très captifs, Nike augmente son pricing power : une paire d’Air Force 1 est passée de 55 euros dans les années 90 à 92 euros aujourd’hui.

De même, Apple a construit un capital confiance. Avec sa mise à jour de iOS 14 renforçant la confidentialité des données, Apple marque son ambition de devenir un acteur de confiance auprès de ses utilisateurs. L’entreprise mise sur sa promesse de transparence et de protection des intérêts de ses utilisateurs au sein de son écosystème fermé de produits et services payant en opposition à ceux basés sur les revenus publicitaires, et donc sur l’utilisation des données personnelles des utilisateurs comme celui de Facebook. Ce levier permet à l’entreprise de justifier l’augmentation des prix de son produit phare, l’iPhone, 81% plus cher pour sa version 13 que l’original soit un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 4,3% maintenu sur une période de 14 ans, dépassant largement l’inflation en France d’environ 2% sur la même période.

Autre exemple : Amazon, qui renforce en permanence son écosystème de services. Sa force repose sur la construction de son écosystème fermé alliant services et transactions e-commerce. L’entreprise enrichit en permanence la proposition de valeur de l’abonnement Prime en termes d’expérience et de variété des services proposés pour s’ancrer dans le quotidien des utilisateurs. En effet, depuis sa création en 2014, l’offre prime n’a cessé de conquérir de nouveaux abonnés aux Etats-Unis (de 40 à 150 millions d’abonnés alors même que l’entreprise l’a augmentée de 15% tous les 4 ans (de 99 à 139 dollars aujourd’hui).

A l’inverse, la dégradation du capital de confiance et de la proposition de valeur remet en question la capacité de certains modèles à maintenir leur pricing power. C’est le cas notamment de Spotify, géant européen qui, en investissant 100 millions de dollars dans les podcasts controversés de Joe Rogan, a créé un désalignement entre sa stratégie (investir dans un podcast à forte audience) et les préoccupations de ses parties prenantes. Certains utilisateurs ou artistes comme Neil Young et Joni Mitchell sont allés jusqu’au boycott de la plateforme pour démontrer le besoin de modération des contenus.

Si Spotify semble être dans une logique de pricing power avec une première augmentation de ses prix en 2021 avec l’annonce de nouveaux contenus et fonctionnalités, les récents désabonnements en masse des utilisateurs, qui ont mené à une saturation de la plateforme, et la chute de l’action en bourse de son action (-6 % lors de l’annonce du départ de Neil Young fin janvier, faisant perdre 1,8 milliard d’euros, à l’entreprise) présagent l’incapacité à maintenir cette stratégie sans retrouver la confiance perdue.