Le club Acadys-Rendez-vous en terre numérique, dont Best Practices est partenaire, a reçu Annabelle Richard, avocate à la cour aux barreaux de Paris et de l’État de New-York, partner chez Pinsent Masons, qui a partagé sa vision du pouvoir des géants du numérique face aux Etats.
On dit souvent que la donnée est l’or du numérique. « Cela illustre le fait que plus on dispose de données, plus on maîtrise un sujet et une situation », résume Annabelle Richard. Aujourd’hui, deux accélérateurs renforcent cette idée. D’une part, la capacité de collecte de masse des informations et, d’autre part, la puissance de calcul. « Le pouvoir de collecte et le pouvoir de traitement ont des forces équivalentes, il n’y a plus de limites sur ce que l’on peut faire », estime Annabelle Richard. Est-ce un danger ?
Oui, car, précise-t-elle, « ces capacités de calcul et de traitement ne sont pas entre les mains des Etats, mais de sociétés privées comme Facebook ou Google, avec des objectifs commerciaux. » Facebook, en particulier, est un exemple de plateforme qui influence, on l’a vu lors de l’affaire Cambridge Analytica. « Les plateformes n’influencent pas les Etats, dans leurs structures et leurs institutions, mais les individus », observe Annabelle Richard.
Les fonctions régaliennes des Etats remises en question
Il n’empêche : les fonctions régaliennes que sont, par exemple, la monnaie, la sécurité, la gestion des identités ou la fiscalité, sont bousculées par les géants du numérique. « Ces marqueurs du pouvoir étatique ne sont certes pas détruits, mais sérieusement secoués », confirme Annabelle Richard. Dans le domaine fiscal, par exemple, les géants du numérique exploitent le fait que la fiscalité est établie par pays, principe historique qui s’applique mal à un monde numérique mondialisé.
« Sur ce terrain, les Gafa ont gagné la bataille contre les États », assure Annabelle Richard. De même, dans le domaine de la gestion des identités, « on constate un flottement sur la manière de gérer les identités en ligne, tous les Etats cherchent la solution la plus satisfaisante pour vérifier les identités numériques et sont tentés de se tourner vers des prestataires de services privés, qui ne sont d’ailleurs pas des Gafa », note l’avocate.
Des réglementations dans la précipitation
Le problème est, qu’à la différence d’autres types de prestataires privés auxquels font appel les pouvoirs publics (pour la maintenance, la sécurité physique, le nettoyage…), dans le domaine de la gestion des identités, « il y abandon de contrôle lorsque des prestataires externes prennent en charge une fonction dont la réflexion n’est pas aboutie, avec des technologies qui ne sont pas comprises, par exemple la reconnaissance faciale, au service d’objectifs qu’ils ne maîtrisent pas », estime Annabelle Richard.
Les Etats ont ainsi tendance à prendre des raccourcis : « On s’empare d’un sujet lié à une technologie peu mature et ensuite on légifère ! Mais, avant de légiférer, il faut analyser ce que permet la technologie, quelles sont ses limites, ses perspectives d’évolution et ses usages pertinents, de manière à déterminer les exigences. C’est à cette condition que l’on peut, ensuite, contractualiser avec des prestataires privés, cadrer les objectifs et envisager une réglementation intelligente. »
Résultat : « Les Etats perdent peu à peu leur influence, avec des tentatives de contrôle, au lieu d’anticiper le développement des forces économiques de demain. On donne aux plateformes le pouvoir de contrôle, par exemple pour censurer ou non les images violentes ou les contenus liés au terrorisme. »
Des plateformes qui bousculent l’économie
« Les plateformes menacent l’ordre établi parce qu’elles sont disruptives, captent des business models et modifient la relation entre les individus, les entreprises et leurs consommateurs », rappelle Annabelle Richard. Sans pour autant violer les lois, elles utilisent les points faibles des réglementations existantes, par exemple les dispositifs sur les micro-entreprises pour éviter de recruter des salariés. « Elles s’appuient sur des modèles juridiques qui n’ont pas été conçus pour l’économie numérique mondialisée. »
Ce n’est évidemment pas nouveau : « Le roman d’Emile Zola « Au bonheur des dames », qui décrit l’avènement des grands magasins à la fin du XIXème siècle, illustrait déjà un phénomène de disruption », note Annabelle Richard. « Une disruption ne dérangera jamais un secteur qui fonctionne bien, le succès des géants du numérique est lié aux failles qui existent, on l’a bien vu avec Uber qui a prospéré face aux problèmes de qualité de service des taxis traditionnels. »
Il reste toutefois une limite au pouvoir des géants du numérique : la confiance. On le voit dans les tentatives de ces acteurs de s’arroger ce qui est, par nature, une fonction régalienne : la création de monnaie. Annabelle Richard remarque que ce ne sont pas les géants du numérique qui ont été précurseurs : « Le Bitcoin a été créé par un groupe d’individus dans un contexte de défiance vis-à-vis du système bancaire à la fin des années 2000, les Gafa (par exemple Facebook et sa crypto-monnaie Libra) ont voulu se l’approprier par la suite. Mais il convient de relativiser, parce qu’à part aux geeks et aux trafiquants de drogue, le Bitcoin n’inspire guère confiance ! »
De même, la confiance dans la déontologie, la transparence et l’honnêteté de Facebook pose question. Les crypto-monnaies sont donc encore loin de déstabiliser le système bancaire au point d’avoir un impact économique significatif : « Imagine-t-on acquérir un appartement en payant avec des Libra ? Le système bancaire aura certainement rattrapé son retard », estime Annabelle Richard. •