Une stratégie doit être incarnée par des indicateurs qui permettent de mesurer son exécution. C’est ce que suggèrent les experts en management. Mais ce principe de bon sens recèle un piège redoutable.
Le pilotage des organisations par les chiffres est-elle l’arme fatale de tous les managers ? Les discours sur l’entreprise orientée données, les bienfaits de l’analytique et les avantages des tableaux de bord et autres KPIs le laissent penser. Mais ce n’est pas toujours le cas, surtout si l’on confond stratégie et indicateurs. C’est ce qu’affirment deux universitaires américains dans un article de la Harvard Business Review, dans lequel ils expliquent que lier des indicateurs de performance à une stratégie a constitué une bonne pratique très répandue pendant des décennies : « La stratégie, c’est souvent de l’abstraction, alors que les indicateurs donnent une forme à la stratégie, permettant de l’ancrer dans la réalité. » Exemple : Apple et son slogan « Think Different » ou Samsung et son « Create the futur » ont lié la stratégie à des indicateurs de progression des ventes.
Les indicateurs sont tous plus ou moins biaisés
Mais, avertissent les auteurs, il y a un piège : « Une entreprise peut vite perdre sa vision stratégique en se focalisant sur des indicateurs qui ne la représente pas. » Exemple, la banque Wells Fargo, qui avait des indicateurs de Cross-Selling (ventes croisées) alors qu’elle n’avait pas de stratégie de Cross-Selling.
Résultat : les employés ont ouvert plus de 3,5 millions de comptes clients sans l’accord de ceux-ci, ce qui a entraîné des procès et des amendes pour la banque. « Quand elle remplace une stratégie par des indicateurs, une entreprise peut rapidement détruire de la valeur », concluent les deux universitaires. D’autant que les indicateurs ne sont jamais parfaits et l’on connait, par exemple, le biais des questionnaires de satisfaction dans lesquels les personnes interrogées surestiment leur avis, car les personnes qui sont jugées sur ce critère leur ont indiqué qu’il fallait absolument indiquer la note « 10 », puisque toutes les autres sont considérées comme représentatives d’une insatisfaction.
« Un feedback négatif peut ainsi se transformer en appréciation positive ou en non-réponse », précisent les auteurs, pour qui « plus l’écart est important, plus les dégâts seront significatifs. De même, si un responsable de production est jugé sur un indicateur visant à minimiser les taux de retour des produits, il trouvera toujours des moyens créatifs d’obtenir ce résultat. »
Certes, les auteurs ne plaident pas pour bannir les indicateurs : « C’est souvent le seul moyen que l’on a pour donner du sens et caractériser un environnement, des résultats opérationnels ou mesurer l’atteinte d’objectifs stratégiques. Dans la mesure où les indicateurs coordonnent les comportements et les actions, ils sont indispensables. »
Une tentation d’occulter la stratégie avec des indicateurs
Les auteurs rappellent que le phénomène de « Surrogation » (principe selon lequel on substitue une chose à une autre) est un biais inconscient très répandu. Il est favorisé par trois conditions : la stratégie ou les objectifs sont très abstraits, les indicateurs sont très concrets et visibles, et les salariés acceptent de substituer les indicateurs à la stratégie.
Plusieurs études ont montré que ces trois conditions favorisent la substitution et « comme un incendie est favorisé par la chaleur, un comburant et de l’oxygène, la connaissance de ces trois conditions qui favorisent la substitution permet d’en limiter les dégâts », assurent les auteurs.
Ceux-ci recommandent trois actions. D’abord, laisser aux individus la responsabilité de l’implémentation de la stratégie : « Parler de la stratégie n’est pas suffisant, il ne suffit pas d’inviter quelques managers à un comité exécutif, il faut les impliquer à tous les niveaux », préviennent les auteurs.
Ensuite, ils suggèrent de casser le lien entre les indicateurs et les éventuelles récompenses (Incentives) : dès lors que l’on paie pour la performance, cela encourage la focalisation sur les indicateurs et la tentation de les « arranger », ce qui se fait souvent au détriment de l’intérêt de l’entreprise. Enfin, les auteurs proposent de diversifier les indicateurs : « Nos études montrent que les individus sont moins incités à biaiser lorsqu’ils sont jugés sur de multiples indicateurs associés à une stratégie plutôt que sur un seul ».
« Don’t let metrics undermine your business, an obsession with the numbers can sink your strategy », par Michael Harris et Bill Tayler, Harvard Business Review, septembre-octobre 2019.