Les jumeaux numériques : une espèce en voie de prolifération

Encore souvent synonyme d’avenir lointain, le jumeau numérique est pourtant déjà une réalité bien concrète dans de nombreux domaines, par exemple dans l’aéronautique, l’automobile ou la logistique. Le jumeau numérique peut éradiquer des zones grises, à la fois frustrantes et coûteuses. A condition de bien choisir les projets éligibles et de déployer les bonnes architectures logicielles et infrastructures associées.

Selon Gartner, en 2019, 13 % des entreprises qui avaient mis en œuvre des projets IoT utilisaient déjà des jumeaux numériques. Le cabinet avait prévu, dans son étude « Digital twins are poised for proliferation », que, d’ici 2022, plus de deux tiers des entreprises ayant mis en œuvre des projets IoT auraient déployé au moins un jumeau numérique. Cette étape pourrait en fait être atteinte dès 2021.

De façon schématique, le jumeau numérique (digital twin en anglais) est une représentation numérique, strictement fidèle à la réalité, d’un produit, d’un processus ou encore d’une organisation. Pour parvenir à un tel niveau de fidélité, à la fois à l’instant T et dans les évolutions de la réalité, il est nécessaire de collecter les données du monde réel via l’utilisation d’objets connectés (tels que des capteurs, par exemple) quand c’est possible, ou encore via la vision par caméra, fixe ou embarquée. « A partir des données issues du réel et injectées dans le jumeau numérique, un certain nombre d’analyses et de diagnostics peuvent être réalisés, et des modèles définis. Il est alors possible d’en « déduire » l’avenir : élaboration de scénarios prédictifs, simulations par tests de plusieurs variables, prescription de décisions selon les résultats attendus, voire déclenchement d’actions correctives automatiques », précise Sébastien Gagelin, expert en data intelligence chez Hardis Group.

Pour Alain-Gabriel Gomane, senior Product Marketing Manager chez Mega International « le terme « Digital Twin » désigne d’une façon générale toute réplique numérique de ce qui existe dans le monde réel : ressources physiques, processus, ou encore systèmes. Ce concept est intrinsèquement lié à l’IoT, qui connecte les actifs physiques à leurs modèles numériques équivalents. Entre optimisation des performances d’un produit, d’un service, ou encore du fonctionnement global d’une entreprise, les opportunités offertes par la technologie du digital twin sont considérables. »

Concrètement, un jumeau numérique consiste en la modélisation digitale d’une entité (produit, service ou autre). Il permet de simuler en temps réel ce qu’il se passe dans la réalité, et donc de gagner en efficacité sur toute la vie du produit ou service (Design/Time-to-Market de mise en œuvre/maintenance prédictive/modification des offres, etc.). « La promesse est alléchante pour les géants de l’industrie 4.0 (comme Airbus ou Schneider), les grands groupes agro-alimentaires, les banques et assurances. Et il y a même fort à parier que ceux qui décident de faire l’impasse sur les jumeaux numériques auront du mal à rester compétitifs dans un futur proche », avertit Sylvain Fargeas, directeur Solutions et Innovation chez Sii.

Les cas d’usages du jumeau numérique sont nombreux, depuis l’analyse et l’amélioration d’un processus jusqu’à la détection automatique d’anomalies ou d’atteintes à la sécurité, en passant par la traçabilité de bout en bout. Exemple : dans la logistique, avec le processus de réception des matières premières, produits semi-finis ou produits des fournisseurs. « Les palettes transitent souvent dans des zones tampons où aucune donnée digitale n’est générée (pas de flashage, donc pas de remontée de données). La mise en place de caméras dans ces zones tampons, couplées à un modèle de détection d’objet, permet de générer des données et donc des indicateurs de suivi (capacité de la zone tampon, durée de stockage, nombre de palettes qui transitent chaque jour dans cette zone …) », explique Sébastien Gagelin. Avec la possibilité de mettre en place des alertes, par exemple lorsque des palettes restent trop longtemps dans la zone tampon.

Pour être réaliste et pertinent, à sa création comme à l’usage, le jumeau numérique s’appuie sur un volume de données important, dont les sources sont généralement multiples : elles peuvent provenir de bases de données structurées, mais elles sont le plus souvent non structurées et hétérogènes. C’est le cas par exemple d’enregistrements de conversations dans un centre d’appels, d’informations issues des objets connectés ou encore de la reconnaissance d’objets par caméra.

Pour analyser et traiter ces données, il s’agit donc de mettre en œuvre des technologies d’intelligence artificielle (machine learning, deep learning), lesquelles sont seules capables de transformer de l’information non structurée en données structurées utilisables par les systèmes associés : solutions métiers, business intelligence, systèmes de diagnostic ou encore de simulation, qui peuvent elles aussi reposer sur de l’intelligence artificielle.

Quels que soient les besoins couverts et les systèmes associés, la volumétrie des données à traiter est en croissance exponentielle et serait, aujourd’hui, cinquante fois plus élevée qu’il y a cinq ans, selon IDC. Dès lors, « la question de l’infrastructure informatique sous-jacente est un facteur clé de succès d’un projet de jumeau numérique. Si les ressources en cloud peuvent faciliter le déploiement de projets pilotes, les volumes à traiter nécessitent ensuite de s’appuyer sur des architectures mixtes Edge/cloud : le stockage et le calcul sont réalisés en local (Edge computing), au plus près des capteurs et objets connectés, tandis que seuls les résultats des calculs et les informations qui nécessitent d’être remontés sont envoyés dans le cloud », conseille Sébastien Gagelin.

Miser sur les zones grises les plus coûteuses

Trouvant son utilité dans de nombreux contextes, le jumeau numérique gagne du terrain sur les processus opérationnels qui manquent de données pour être traités et, plus largement, sur ceux qui posent des difficultés au quotidien et que les technologies émergentes (IoT, services cognitifs…) peuvent contribuer à améliorer. C’est par exemple le cas, toujours dans le domaine de la logistique, de la traçabilité complète de colis dans un entrepôt ou encore de la détection de situations anormales (cartons endommagés, taux d’occupation incohérent, véhicules à guidage automatique mal positionnés…). Pour Sébastien Gagelin, « dans tous les cas, il s’agit de prioriser les projets dont la digitalisation par jumeau numérique pourrait apporter des gains substantiels à l’entreprise, drastiquement réduire ses coûts ou bien encore valoriser son image de marque (moins d’erreurs, qualité de service améliorée, meilleure communication client…). »

Comment créer des jumeaux numériques ? Alain-Gabriel Gomane suggère de procéder en trois étapes, en s’appuyant sur l’architecture d’entreprise.

Cartographier l’entreprise pour créer un « digital twin » 

L’architecture d’entreprise permet une compréhension détaillée de l’organisation grâce à la modélisation de chacun de ses éléments : stratégie, processus métier, expérience client, données, applications et infrastructure. Tous sont liés les uns aux autres au sein d’une plateforme unique, utile pour effectuer des analyses d’impact et faciliter la prise de décision.

Mais tous ces modèles restent théoriques et, pour les rendre plus fidèles à la réalité, il faut les alimenter avec des données réelles. Celles-ci aideront l’entreprise à valider et à optimiser ces modèles. Pour cela, il est primordial de définir les indicateurs clés de performance (KPI), afin de délimiter le périmètre d’étude et ensuite analyser les données réelles grâce au data mining.

Identifier les indicateurs clés de performance (KPI) pour optimiser le champ d’application 

Pour limiter la quantité de données à collecter à celles qui sont réellement pertinentes, l’entreprise doit définir des mesures en fonction des objectifs à atteindre. Ainsi, une entreprise peut décider de surveiller le cycle de vie des technologies qui supportent ses applications et éviter de mettre en péril les départements qui les utilisent. Elle peut aussi choisir de mesurer la satisfaction client via les différents points de contact du parcours d’achat. « Ces KPIs peuvent être donc très larges ou au contraire très précis comme la mesure du temps d’exécution d’une tâche pour un processus spécifique », conseille Alain-Gabriel Gomane.

Effectuer et analyser l’exploration de données avec le data mining

La dernière étape consiste à améliorer l’efficacité en intégrant des données. Pour ce faire, il est possible d’analyser les registres d’événements provenant de systèmes d’information tels que les ERP ou les CRM, afin d’identifier des tendances ou les pratiques actuelles. « Pour automatiser la remontée d’informations, l’entreprise peut utiliser des API qui se connectent aux solutions et importent les données. Effectuée en continu, cette analyse permet de découvrir si les données réelles sont conformes à celles qui ont été modélisées », suggère Alain-Gabriel Gomane.

Par exemple, en analysant ces données, une entreprise peut s’apercevoir qu’une même opération prend deux fois plus de temps dans une filiale que dans une autre. Cela permet de corriger les processus et de s’assurer qu’il n’y aura pas d’autres écarts par rapport au modèle de processus initialement défini.

Selon Stéphane Guignard, vice-président Europe du sud d’Aras, « pour beaucoup, le jumeau numérique est une maquette numérique du produit, que l’on peut manipuler virtuellement en 3D, par exemple pour former des opérateurs de maintenance ou tout simplement pour une présentation commerciale. Mais cette définition restrictive est très loin de rendre compte des possibilités offertes par un véritable jumeau numérique, qui est un continuum d’informations enregistrées sur un produit durant toute sa vie, y compris pendant son utilisation sur le terrain, grâce notamment au développement des objets connectés. »

Au-delà de la simple représentation géométrique 3D, le jumeau numérique doit intégrer les données de toutes les spécialités (mécanique, électronique, câblage, logiciels, …) qui ont participé à la conception et à la fabrication du produit physique. « Mais il ne peut pas se résumer à une photo instantanée : le produit peut avoir évolué pendant sa conception et sa fabrication, et subir des modifications lors de son exploitation (réglages, mises à jour de logiciels, changement d’une pièce, …) après son lancement commercial. Chaque produit a son histoire, et c’est le film de cette histoire dont il faut garder la mémoire », observe Stéphane Guignard.

Par exemple, si des cas d’usure prématurée sont signalés, un authentique jumeau numérique permettra de remonter à toutes les prises de décision concernant l’exemplaire incriminé : certaines pièces ont-elles été fabriquées en limite de tolérance dimensionnelle ? Quelle machine a effectivement été utilisée pour sa fabrication ? Il permettra également de retrouver les résultats des simulations qui auront pu être réalisées dans les phases de conception et les confronter à la réalité du terrain.

Prendre en compte tous les événements du cycle de vie du produit

De même, estime Stéphane Guignard, le jumeau numérique ne peut se limiter à présenter une vue unique sur le produit : « Il faut autant de représentations du produit qu’il y a de phases dans son cycle de vie, du bureau d’études au service après-vente, de finalités d’usage et d’acteurs susceptibles d’y avoir recours pour régler un problème ou proposer une amélioration. Les responsables de la maintenance n’ont pas besoin des mêmes données que les spécialistes de la modélisation thermique. »

Aujourd’hui, pour des raisons de complexité et de coût, les industriels se contentent le plus souvent d’établir un jumeau numérique qui répond à un usage particulier (la formation, la maintenance, la modélisation, …). « Ces représentations spécifiques sont certes utiles, mais le risque de déconvenues est grand si l’on n’est pas capable de garantir la cohérence entre les différentes « vues », de prendre en compte les interactions entre les disciplines (entre la mécanique et la thermique, par exemple) et d’assurer la traçabilité de tous les événements du cycle de vie du produit », avertit Stéphane Guignard.

Le concept de jumeau numérique tend à déborder l’univers industriel. Non seulement le digital twin n’est pas réservé aux domaines de pointe de l’aérospatial, mais il dépasse aujourd’hui largement les marchés professionnels. Car Sylvain Fargeas l’assure : « Nous avons tous un clone digital, du fait des traces numériques que nous laissons via nos objets connectés et nos parcours Web, nous avons déjà tous un ou plusieurs jumeau(x) numérique(s). A partir de nos propres comportements, nous nourrissons nos clones digitaux et les rendons de plus en plus fiables et précis. Et ce n’est que le début. Ces cyber-versions de nous-mêmes permettent aux entreprises d’avoir une vision numérique de nos profils acheteurs et donc d’adapter leur offre à ce que nous sommes. Chacun peut aussi avoir son clone digital au sein des entreprises et des administrations. En fonction de nos usages numériques (qui induisent une certaine couverture de notre vie par les capteurs : santé, géolocalisation, activités, loisirs, etc.), notre avatar 4.0 sera plus ou moins complet. »

Si le champ d’application des jumeaux numériques semble particulièrement grand, sa pertinence dépend de la maîtrise des données. « La course aux capteurs et l’avènement de la 5G multiplient les sources de données qui seront accessibles en temps réel : capteurs d’environnement et sécurité publique (pollution, météo, trafic…), de transport (avions, voitures, trains et infrastructures rail…), d’énergie, de chaîne de production, de smart city, d’agriculture, de santé… », poursuit Sylvain Fargeas. Mais ces données ne sont pas accessibles à tous. Si collecter des données sur son avion en y plaçant des capteurs est relativement aisé pour un constructeur, comment arriver à capter les données détenues par d’autres ? « Se jouent alors de vraies transactions entre les différents acteurs du marché, les partenaires, les exploitants. Certaines données s’achètent, et d’autres sont libres d’accès comme l’open data », note Sylvain Fargeas.


Les cinq éléments d’un jumeau numérique

Pour les consultants de Gartner, les jumeaux numériques figurent dans les priorités des DSI pour 2021 et au-delà. C’est l’un des impératifs mis en exergue par Daryl Plummer, lors du dernier Symposium Gartner. Selon le cabinet, les jumeaux numériques requièrent cinq éléments pour être opérationnels :

  • Des actifs.
  • Un modèle.
  • Des données.
  • Un identifiant unique.
  • Un monitoring.

Sources :
– Gartner’s top strategic predictions for 2021 and beyond : resettins everuthing, Gartner Symposium 2020.
– Connecting the future of industrial manufacturing, Gartner Symposium, 2019.