Les signaux faibles, un mode prédictif anti-échec

De nombreux projets ne seraient pas des échecs si les difficultés avaient été correctement anticipées. Grâce à l’analyse des signaux faibles…

Qu’il s’agisse de projets informatiques, de projets métiers ou encore de projets techniques, le taux d’échec n’est jamais nul. On estime ainsi qu’un projet IT sur deux seulement est réussi, au sens où il respecte les délais et les budgets prévus. Par définition positif, ce taux d’échec peut être considérablement réduit par une démarche prédictive. Si l’absence de données rend la tâche délicate, elle est néanmoins possible si l’on s’appuie sur l’analyse des signaux faibles.

Et pour les projets qui ne satisfont pas ces critères, certains génèrent de véritables situations de crise.

Face aux crises, les chefs de projets se retrouvent très souvent désarmés, essentiellement parce qu’ils disposent d’une visibilité limitée. De fait, un projet, surtout s’il est à fortes composantes organisation et SI, peut et doit être maîtrisé à tout moment de son cycle de vie.

L’analyse a posteriori des situations de crise montrent qu’elles sont précédées de signes avant-coureurs de faible amplitude. Ces signaux faibles, révélateurs d’anomalies sous-jacentes, sont hélas fréquemment ignorés ou mal interprétés. Il convient donc d’être particulièrement attentif à ces signaux faibles qui sont autant de situations anormales ou atypiques.

Un signal faible traduit un changement d’état d’une situation, et si ce changement d’état rend la situation floue ou instable, elle deviendra de fait difficile à maîtriser.

En principe, ces signaux faibles, identifiés à temps et convenablement interprétés, doivent permettre d’intervenir efficacement. Mais il arrive souvent, d’une part, que les processus de veille et d’alerte soient souvent trop imprécis pour repérer ces événements de faible amplitude. Ils ne sont généralement pas conçus à cette fin.

D’autre part, l’interprétation des signaux faibles et l’évaluation des conséquences des événements qu’ils annoncent, s’avèrent parfois fort complexes.  Dès qu’un signal faible est détecté, il est préférable de passer en « mode d’alerte renforcé » : en effet, il est préférable de déclencher une alerte inutile, qu’une retenue excessive qui nuit à l’efficacité ».

Quels sont les signaux faibles qui doivent alerter les responsables de projets ? Ils sont multiples, par exemple : l’objectif du projet est imprécis, l’intérêt du projet n’apparaît pas ou s’avère difficile à cerner, le périmètre du projet est mal défini, les actions à mener ne sont pas définies de manière précise en qualité, quantité, durée…, les personnes affectées ne connaissent rien sur le sujet, les moyens et ressources nécessaires ne sont pas ou sont incomplètement octroyés, certaines réunions sont systématiquement repoussées ou encore le fait que des décisions structurantes sont trop souvent repoussées à plus tard ou que des individus clés quittent le projet prématurément.

Si la plupart de ces signaux sont de nature informelle ou liées à des comportements, ils peuvent être détectés plus en amont par une collecte de données, assorties d’une approche prédictive permettant d’identifier en amont la probabilité de survenance d’une crise…

Dans un travail de recherche, Rafael Ramírez (*), Directeur du Programme Scenarios à la Saïd Business School, Université d’Oxford, ainsi que Riku Österman (Itäpaja Ltd) et Daniel Grönquist (NormannPartners AB) ont montré qu’associer deux techniques (l’élaboration de scénarios et la détection des signaux faibles) améliorait leur efficacité et permettait d’attirer plus tôt l’attention des décideurs sur des enjeux émergents importants. Leurs travaux s’appuient sur deux études de cas menées sur la période 1994 à 2008, dans deux entreprises nordiques : Statoil, groupe pétrolier norvégien, et Nokia, groupe de télécommunications finlandais.

Les deux entreprises ont commencé par mettre en place la planification de scénarios : « Il s’agit d’imaginer des futurs possibles qui ne sont par définition pas prédictibles car trop complexes et incertains », explique Rafael Ramírez. Chez Statoil, les scénarios prenaient ainsi en compte les politiques locales des pays où est implanté le groupe ou l’impact des changements climatiques, pour envisager différentes options, par exemple sur la demande d’énergies renouvelables en Europe ou le prix du pétrole. Chez Nokia, les scénarios portaient sur l’évolution du marché de la téléphonie mobile, étudiant des hypothèses comme la volonté des consommateurs de payer pour des services mobiles en ligne.

La détection de signaux précoces ou « faibles » repose quant à elle « sur des conversations informelles, qu’il faut favoriser, coordonner et analyser ». Elle a été introduite ultérieurement et de manière progressive dans les deux organisations, au départ de manière distincte de la planification de scénarios. Néanmoins, dans les deux entreprises les deux pratiques ont peu à peu convergé. En 2007, les scénarios de Statoil ont ainsi été utilisés pour définir des zones d’incertitude et des indicateurs à surveiller. Le dispositif de détection, basé sur le Web, s’est ensuite concentré sur ces éléments pour déceler les signes indiquant que la réalisation de tel ou tel scénario devenait plus probable. Chez Nokia, les premiers liens entre la détection de signes précoces et les scénarios datent de 1999, quand une newsletter d’alertes sur le marché catégorisait les nouvelles en fonction des hypothèses élaborées dans les scénarios. Plus tard les liens sont devenus explicites, chaque scénario détaillant les types d’événements et de signaux qu’il fallait surveiller et remonter.

« L’élaboration des scénarios s’apparente à celle d’un guide de voyage, il s’agit de définir à l’avance le cadre conceptuel indiquant ce qui est intéressant à regarder. Ensuite c’est le visiteur sur le terrain qui détecte les signes, vérifie si ce qu’il observe est conforme à ses attentes ou pas », illustre Rafael Ramírez. « Ces deux pratiques sont dynamiques, il ne faut pas en faire des dispositifs figés et bureaucratiques car elles changent tout le temps », ajoute-t-il, soulignant au passage l’importance des acteurs humains dans ces processus.

Une approche complémentaire des outils prédictifs classiques

Les deux groupes ont bénéficié de l’association de ces deux pratiques. Chez Statoil, le management a été alerté tôt de l’importance des préoccupations liées au changement climatique, et il a été influencé par les scénarios pour la fusion avec Norsk Hydro ou l’exploitation des sables bitumineux au Canada. Nokia a pour sa part amélioré sa compréhension des discontinuités dans l’évolution des modes de communication. L’entreprise était ainsi en mesure d’anticiper l’émergence de nouveaux écosystèmes mobiles bien avant le lancement par Apple de l’AppStore, même si cette capacité seule n’était pas suffisante pour garantir une réponse adaptée. D’autres capacités dynamiques sont pour cela nécessaires, dont celle de reconfiguration des ressources et de l’organisation.

« Prédire suppose de s’appuyer sur le passé, en réutilisant des données et modèles connus pour déterminer l’avenir. Les scénarios et la détection de signes précoces interviennent dans les contextes trop incertains pour que la prédiction soit possible, notamment le long-terme », estime Rafael Ramírez.


(*) Scenarios and early warnings as dynamic capabilities to frame managerial attention, Technological Forecasting & Social Change, an International Journal, Elsevier, 2012.