Les utilisateurs face à la technologie : les ressorts de l’appropriation

Quels sont les facteurs qui influencent les comportements des utilisateurs lors de la mise en place de nouveaux systèmes d’information ? Un travail de recherche mené par l’École de management de Strasbourg et l’université Paris-Dauphine fournit des éléments de réponse. Entretien avec Jessie Pallud, maître de conférences à l’EM Strasbourg.

En 2012, Jessie Pallud, maître de conférences à l’EM Strasbourg Business School, Michel Kalika, professeur à l’Université Paris-Dauphine et Christophe Elie-Dit-Cosaque, maître de conférences à Paris-Dauphine, ont publié dans le Journal of MIS un article intitulé « The Influence of Individual, Contextual, and Social Factors on Perceived Behavioral Control of Information Technology:A Field Theory Approach ».

Cet article, récompensé en 2013 par la Fondation Dauphine, analyse les critères individuels, contextuels et sociaux qui entrent en jeu dans la manière dont les utilisateurs perçoivent leur niveau de contrôle d’une technologie informatique. Ce contrôle comportemental perçu est un facteur important pour favoriser l’appropriation et parvenir à un usage efficace des systèmes d’information. Un bon niveau de perception contribue par ailleurs à réduire le stress technologique lié à la mise en place de nouveaux outils.

Vous préférez parler d’appropriation que d’adoption d’une nouvelle technologie. Pour quelles raisons ?

Jessie Pallud Le processus d’apprentissage d’une nouvelle technologie est étalé dans le temps : les usages juste après la mise en place d’une technologie ne sont souvent pas les mêmes que six mois après, voire un an plus tard.

À quoi renvoie la notion de contrôle comportemental ?

Jessie Pallud Il s’agit du sentiment que ressent l’utilisateur par rapport à son niveau de contrôle de la technologie. Il peut estimer avoir une compétence et bien maîtriser la technologie, ou, au contraire, ressentir une anxiété face à l’informatique. Ce sentiment dépend d’un ensemble d’éléments, parmi lesquels des forces internes à l’individu et des forces externes liées à l’environnement de travail ou à l’organisation.

Comment avez-vous procédé pour identifier les principaux déterminants entrant en jeu dans ce phénomène ?

Jessie Pallud Nous nous sommes appuyés sur la théorie du champ, selon laquelle les comportements des individus sont influencés à la fois par des forces internes et par des forces externes à l’individu. Cette théorie nous a permis d’élaborer un questionnaire soumis à 1 129 salariés en formation auprès de la Cegos, issus de plusieurs entreprises différentes et occupant des postes variés, allant d’employé de bureau à manager. Ceux-ci devaient s’évaluer par rapport à de multiples propositions comme « Travailler avec des outils informatiques me rend nerveux », « J’ai pleine autorité pour lancer des projets », « Quand j’entends parler d’une nouvelle technologie, je cherche à l’expérimenter »…

Quels sont les principaux facteurs influençant le contrôle comportemental de l’utilisateur ?

Jessie Pallud La recherche a montré que la mise en place d’un SI déclenche généralement un certain nombre d’événements qui modifient les émotions des utilisateurs et les réactions affectives des utilisateurs à leur tour tendent à influencer l’acceptation du SI. Si les événements déclenchés par la technologie sont perçus comme des signaux négatifs, alors les comportements de résistance suite à la mise en place d’un nouveau système seront plus nombreux. Mais la prise en compte des émotions dans le champ des SI reste encore marginale, d’où notre intérêt pour cette problématique.

Dans le contexte des projets IT, l’anxiété technologique est apparue comme une variable centrale, que les autres facteurs identifiés peuvent accroître ou réduire. À l’échelle de l’individu, l’anxiété face à la technologie réduit ainsi le niveau de confort face aux technologies. Néanmoins, le goût pour l’innovation limite ce stress.

Dans l’environnement de travail, l’autonomie dont dispose l’individu pour effectuer ses tâches est un facteur de réduction du stress, tandis que la surcharge de travail l’augmente. Enfin, sur le plan social, le soutien managérial est un facteur important.

L’étude a également mis en évidence quelques différences selon des critères démographiques, notamment l’âge : l’anxiété face aux technologies apparaît moindre chez les répondants plus jeunes et le niveau de maîtrise perçu plus élevé.

Sur quels leviers agir pour améliorer le contrôle comportemental perçu et réduire le stress face à la technologie ?

Jessie Pallud Il faut notamment veiller à réduire ou éviter la surcharge de travail, tant en quantité qu’en difficulté. Il faut aussi s’assurer que les fonctionnalités de l’outil sont bien alignées avec les tâches que doit effectuer l’utilisateur. En effet, l’utilité d’un outil n’est pas toujours perçue par les utilisateurs, il arrive même qu’une solution n’apporte rien à leur niveau. Il est important de regarder comment la solution peut contribuer à leur productivité et leur faire gagner du temps. Inversement, il faut faire attention à ne pas « survendre » une technologie : souvent, les bénéfices annoncés ne sont pas tous au rendez-vous et le risque est alors de susciter un sentiment de déception. Mieux vaut être réaliste et précis sur ce que la solution va apporter aux utilisateurs.

Le soutien managérial peut être fourni par l’équipe projet ou par les responsables des départements concernés par le projet. De manière générale, les projets portant sur le système d’information utilisé par les métiers ne doivent pas être considérés comme des projets technologiques, mais comme des projets stratégiques : il est essentiel d’y impliquer des représentants des métiers et des utilisateurs pour qu’ils expriment leurs attentes.

Quels dispositifs facilitent la conduite du changement ?

Jessie Pallud Plusieurs supports peuvent être mis à la disposition des utilisateurs. : help-desk, ateliers une fois par semaine, correspondants qui font faire des démonstrations… Les utilisateurs clés, (key users), sont très appréciés, à la fois car ce sont des pairs et qu’ils sont plus facilement joignables. Les utilisateurs préfèrent souvent s’adresser à eux que de consulter la documentation. Il est relativement fréquent que celle-ci existe mais qu’elle soit très peu utilisée.

Il est utile d’interroger les utilisateurs sur leur perception de la conduite du changement : ceux qui sont à l’aise peuvent trouver qu’il y a trop de formations, tandis que d’autres peuvent juger qu’il n’y en a pas assez. Cela peut également être lié au planning : si les formations sont effectuées trop tôt après le projet, les utilisateurs n’auront pas forcément de questions, alors que quelques mois après ils en auront plusieurs. Dans l’idéal, il faut donc multiplier les dispositifs et les étaler dans le temps afin de s’adapter aux différents profils d’utilisateurs.

Comment évaluer le niveau d’appropriation d’une technologie ?

Jessie Pallud Souvent, des enquêtes de satisfaction sont effectuées juste après le projet, et cela s’arrête là. Il est préférable de mener des enquêtes longitudinales, c’est-à-dire sur la durée, afin de prendre en compte l’évolution des usages dans le temps. Après une première phase de déception, il peut arriver par exemple qu’un sentiment plus positif apparaisse au fur et à mesure que les utilisateurs prennent en main l’outil. Au contraire, il peut y avoir un certain enthousiasme au début, mais qui retombe ensuite, allant parfois jusqu’à un retour aux outils antérieurs au projet.

Les keys users ont également un rôle important pour évaluer l’appropriation. Souvent, une fois la solution mise en place, les équipes projet retournent à leurs fonctions initiales, et ce sont alors ces utilisateurs qui servent de relais sur le terrain.