Le flux tendu (ou JAT pour «Just In Time ») est un « classique » de la chaîne logistique, qui consiste à minimiser les stocks et les en-cours de fabrication. Initié au japon dès les années soixante, il rassemble un ensemble de techniques, de l’amont à l’aval de la production, qui visent donc à améliorer la productivité globale de l’entreprise et réduire les coûts induits par les stocks.
Au fil du temps, les techniques de pilotage de la chaîne logistique se sont améliorées, bénéficiant des dernières avancées technologiques en matière d’information et de communication.
Aujourd’hui, on parle davantage de « demand driven supply chain », au sens où le pilotage est tiré par la demande du consommateur final, et non plus l’offre/ la disponibilité des produits. Des ouvertures technologiques telles que le RFID (notamment pour la traçabilité), « l’ouverture » et « l’interopérabilité » des systèmes d’information entre acteurs (grâce à Internet), et l’usage de solutions de type « business intelligence » ont conduit à des pistes tangibles d’amélioration et d’optimisation dans ce sens en permettant rapidement d’évaluer/estimer les tendances et être pro-actifs.
Evidemment, on en voit toute l’implication à une époque de crise économique qui conduit à réduire justement la production dans de nombreuses industries souffrant d’une baisse de la demande, mais également à ajuster l’offre à de nouveaux types de demandes et/ou comportements d’achat dans la grande distribution.
Ce « flux tendu », pratiqué de manière industrielle, est aujourd’hui relativement bien maîtrisé par les industries ayant à gérer des stocks et/ou des matières premières, sur l’ensemble des étapes de la chaîne, de la conception/fabrication, au transport, distribution, commerce et après-vente. Mais qu’en est-il des économies plus « immatérielles » ?
En d’autres termes, cette logique de « flux tendu » est-elle uniquement applicable à des problématiques de gestion de stocks et au secteur de l’industrie ?
Le « flux tendu » est aussi attendu des « chaînes de production » de Système d’Information
Cette question mérite d’être posée à une époque où le centre de gravité économique n’est plus situé au niveau des productions lourdes, avec la tertiarisation de l’économie des pays développés. Une tendance qui n’a pas cessé de se développer avec les nouvelles perspectives de services offertes par le Web et l’avènement du e-commerce.
Aujourd’hui, la part du numérique et de « l’information » redessine le paysage de l’offre de produits/services et de la demande.
On parle désormais d’économie « immatérielle » et d’actifs immatériels de l’entreprise. Il est évident que les technologies de l’information et de la communication, et de façon plus globale, les Systèmes d’Information, jouent un rôle prépondérant dans cette « nouvelle » donne économique, et ce, à deux titres principaux.
D’une part, en tant que constituants du capital immatériel, qui, aujourd’hui dépasse 50% du capital de l’entreprise (une estimation de 60 à 80% toutes sources confondues »), d’autre part, en tant que réels « outils » de production. En effet, une base de données « client » est un actif immatériel (plus précisément une immobilisation incorporelle selon les termes admis).
La mise en ligne d’une offre de « services » à la personne, à travers un portail d’abonnement ou une offre de « services » d’information dédiée à un secteur (exemple pharmacie, santé), nécessite de passer par un processus de « production » informatique, qui transforme une (ou des) matière(s) première(s) pour aboutir à la livraison de produits finis.
La « matière première » ici, c’est d’une part des « ressources » immatérielles telles que la connaissance, l’information (méta-données, référentiels, etc), le savoir-faire (ressources humaines et méthodes), et des ressources « physiques » (plates-formes serveurs, réseaux, etc). La chaîne de transformation, c’est passer de la conception du système, qui va utiliser ce type de « matière première » d’information, à la livraison de l’application « en production ».
Dès lors, si on se penche sur une autre définition du juste-à-temps, celle du « zéro délai » ou des « cinq zéros », zéro panne, zéro délai, zéro papier, zéro stock et zéro défaut, on peut envisager d’appliquer la théorie du « flux tendu » à la conception de Systèmes d’information, mis à part la problématique de stock (et encore, il y a toujours à gérer le parc informatique).
Le zéro panne, zéro défaut, portent sur la garantie de continuité de services et la Qos (Qualité de services). Le zéro papier, a priori, se comprend de lui-même, même s’il y aurait beaucoup à en dire en termes de gestion de documents, de numérisation et d’archivage.
Le « zéro délai », c’est ce qui est attendu aujourd’hui des Systèmes d’Information : la rapidité d’évolution, c’est-à-dire zéro délai pour aligner le SI aux besoins marché, ou, du moins, réduire au minimum le temps de passage entre l’expression du besoin et la livraison du « service » informatique, pour sortir les bons produits « à temps ».
L’informatique n’a pas encore les processus « industriels » pour fonctionner en « flux tendu »
Là, force est de reconnaître qu’entre la cible et la réalité, il y a un monde : justement, le monde industriel. La mise en place du « Juste à temps » et des différentes techniques qui s’y appliquent, a pris plusieurs dizaines d’années aux industries.
En réalité, les étapes ne sont pas si « industrielles » que cela dans la conception et la mise en production d’applications informatiques et il reste beaucoup à faire pour aboutir à des processus de « production » dits industriels. A l’inverse, le niveau d’attente est nivelé sur celui des productions industrielles, d’où un niveau certain de « stress » induit.
Ainsi, si on regarde plus précisément le secteur des télécommunications, a fortiori tributaire des Systèmes d’information et de la maîtrise des nouvelles technologies, l’offre de services, en particulier pour les mobiles, est bien « tirée » par la demande, et le DSI « n’a pas le choix des dates auxquelles sortent les nouvelles offres. », comme le soulignait Jean-Luc Lucas – Directeur des Plateformes de Service chez France télécom le 19 novembre à une table ronde de DSI organisée par Compuware France. Dans ces conditions, l’anticipation est nécessaire, l’évolution « à chaud » aussi.
D’où une « mise sous tension » du Système d’information, qui doit s’aligner sur un résultat industriel, tout en ne disposant pas encore de processus totalement industriels. Devenir « plus industriels », avoir des « processus industriels » c’est bien là l’enjeu de l’évolution des Systèmes d’Information, mais, que recouvre ce souhait si largement partagé, si ce n’est l’enfance de l’art de l’industrie ?
Certes, on parle aujourd’hui de « lignes de produits logiciels », conçues dans des « usines logicielles» (software factory »), capable d’assembler des briques, grâce à une base de modèles qui permet de standardiser et d’automatiser la conception, l’intégration, la validation et la maintenance des logiciels.
Mais les gains espérés d’une telle évolution, productivité, innovation, compétitivité, ne s’obtiendront qu’en allant au-delà d’une logique centrée sur la construction d’une « usine » et ses chaines de montage. Pour que le comparatif ait du sens, il faut aussi ré-exploiter les techniques d’optimisation de la chaine de production, et appliquer la logique de « flux tendu » à l’évolution des services fournis par les Systèmes d’Information, ce qui suppose a minima :
• Avoir des méthodes d’analyse de la valeur applicables à tout nouveau projet/développement de service. Il s’agit de répondre à une question « a priori » simple. Est-ce que le « produit » (au sens résultat) de ce projet, le service que remplira le logiciel développé répond parfaitement aux besoins qui en ont déterminé l’existence et ce, au coût le plus faible ? Il faut dès lors en comparer la « valeur métier » au sens par exemple de nouvelles parts de marché, de la satisfaction client, de la qualité d’un produit ou d’un service, avec le coût total de « fabrication » (coût du projet y compris matériels et logiciels et coûts annexes tels la formation),
• Considérer les coûts informatiques comme de réels coûts de production et non des coûts « administratifs » ou de « support »,
• Avoir, pour optimiser la chaîne de production, des méthodes et des modèles (exemple le développement rapide RAD, ou « agile »), qui facilitent la réplicabilité des processus et dès lors « libèrent » des contraintes de localisation, • Aller au-delà de la fabrication d’une « usine » : instrumenter la production et l’exécution ; avec des outils de pilotage « industriels ».
Pour ce dernier point, le pilotage des Systèmes d’Information pourrait s’inspirer à bon escient du concept des « MES » ou Manufacturing Execution System, qui sont des systèmes informatiques pour les usines ou les ateliers fournissant les informations nécessaires à l’optimisation des activités de production , de la collecte en temps réel des données de « production » aux activités d’analyse : traçabilité des informations, contrôle de la qualité, suivi de production, ordonnancement, maintenance préventive et curative.
Au sens informatique, les données de « production », relèvent à la fois de données de « pilotage » en termes d’avancement projet, de qualité, etc, mais également de toutes les données de référence utilisées dans les analyses et prises de décisions et qui, pour plus d’efficacité et de contrôle devraient être décrites à travers des méta-données. Quant à la maintenance préventive, l’informatique a encore beaucoup à apprendre.
On pourrait développer le parallèle plus loin, notamment sur un aspect très épineux du Système d’Information, le passage de la conception à la « fabrication », autrement dit le passage de la « modélisation » au« développement » du système.
Car si la « matière première » industrielle est le plus souvent référencée, « standardisée », voire stockée dans des nomenclatures très précises et outillées (voir les SGDT ou PLM tels que Catia), ce qui permet de fluidifier le passage de la recherche à la fabrication, qu’en est-il des idées, des « concepts » du Système d’Information ?
Certes, il existe des méthodes de génération automatique de code à partir de spécifications, l’approche d’architecture dirigée par les modèles (« Model Driven Architecture ») s’apparente à une chaîne de production qui déclinerait les « concepts » en implémentation concrète de systèmes.
Il reste néanmoins encore ici un « champ d’exploration » où l’innovation n’est pas seulement de ré exploiter les techniques de l’industrie, mais bien de trouver, avec les nouvelles technologies, une possibilité d’aller « au-delà » de l’information « brute », de la « donnée » et de modéliser facilement « le sens » de ce qu’on veut concevoir, afin de réduire davantage encore le délai entre le besoin exprimé et sa concrétisation, en supprimant les interprétations « intermédiaires ». Dans ce cas, la logique du «flux tendu » appliquée à l’informatique prendrait tout son sens. Mais cela reste encore très futuriste.
Cherchons déjà à concevoir une informatique« industrielle», avec de vrais « centres de production », avant de passer à l’ère du « sémantique », et obtenir des Systèmes d’Information qu’ils aient une « intelligence humaine ».
Cet article a été écrit par Sabine Bohnké, fondatrice de Sapientis.