Comment définissez-vous l’entreprise libérée ?
Henri Chelli. Libérer son entreprise, c’est, avant tout, adopter une nouvelle forme d’organisation qui vise d’abord à la rendre plus efficace. Mais son objectif, au final, consiste surtout à la doter d’une plus grande capacité à s’adapter aux variations de plus en plus fréquentes et rapides de son environnement.
En fait, il ne s’agit pas de libérer l’entreprise des contraintes ou des règlements qui limitent son champ d’action, mais de tous les freins qu’elle a, peu à peu, accumulés et qui l’empêchent de développer sa pleine puissance. Libérer son entreprise ne se limite pas aux ajustements réalisés pour améliorer en continu la performance ou la qualité des produits et services. Ce choix ne peut résulter que d’une réflexion approfondie de la direction générale face à une difficulté qu’elle rencontre ou qu’elle pressent. Une fois la transformation initiée, il devient difficile d’y renoncer tant les changements relatifs aux conditions de travail et aux relations humaines se différencient de celles qui caractérisent les organisations plus traditionnelles.
Pourquoi faut-il libérer l’entreprise ?
H. C. Les dirigeants qui ont libéré leur entreprise ont refondé l’organisation en modifiant profondément la forme et le contenu des relations de pouvoir et des interactions humaines. On peut justifier cette approche par trois éléments. D’abord, la réduction des niveaux hiérarchiques est reconnue comme une source d’amélioration de l’efficacité et de la réactivité opérationnelles. Cela raccourcit les cycles de décision. Ensuite, la nécessité stratégique de privilégier l’orientation client ne fait plus débat. Tout milite pour une prise de conscience, dans les entreprises, de la nécessité de décliner concrètement la dimension transversale des opérations, les structures en silos ont atteint leurs limites. Enfin, la recherche d’un bien-être au travail s’est progressivement imposée dans de nombreux secteurs.
On a l’impression que les entreprises restent réticentes : pourquoi ?
H. C. On ne peut ignorer que des voix se lèvent pour prévenir patrons et managers des dangers de cette nouvelle forme de conduite des entreprises : responsabilité individuelle traumatisante, pression accrue sur les individus, risque d’anarchie, nouvelle forme de servitude et d’autocratie ou manière détournée de réduire les coûts des fonctions support… De même, certains peuvent penser que la réduction des lignes hiérarchiques remet en cause la fonction managériale. En réalité, dans la mesure où s’instaure une cohérence entre les ressources affectées à chaque équipe et les produits et services délivrés, le management retrouve sa justification et sa pertinence. Du côté des salariés, il est indéniable que certains d’entre eux n’adhèrerons pas au modèle de l’entreprise libérée. Mais il est tout aussi vrai que la grande majorité se sent plutôt valorisée par de tels changements, parce que cela donne du sens à leur travail.
A quoi reconnaît-on une entreprise libérée ? Quelles sont ses principales caractéristiques ?
H. C. Avant tout, ces entreprises ont cherché à retrouver leur raison d’être, c’est-à-dire pourquoi elles ont été créées et le but qu’elles poursuivent. Il y a partage d’une vision commune, avec une reconnaissance collective de la valeur d’un individu et de sa contribution. Dans la plupart des entreprises libérées, les fonctions support sont maintenues. Elles poursuivent leurs missions sous forme d’équipes autonomes, au même titre que les fonctions de production. Dans une entreprise libérée, le management hiérarchique de position est banni, il est remplacé par une différenciation fondée sur les compétences, l’expérience, l’esprit d’ouverture, autant de qualités qui font d’un manager un leader. Contrairement à ce que peut suggérer l’idée de liberté, une entreprise libérée ne déroge pas à l’obligation de rentabilité et de pérennité. De même, libération ne signifie pas anarchie : les règles de fonctionnement et les indicateurs de performance associés sont définis très précisément et en toute autonomie au niveau de chaque équipe.
Quels sont les prérequis ?
H. C. On peut mettre en exergue plusieurs grands principes. Le premier est d’associer à chaque équipe ses processus de production. Chacune a la pleine responsabilité des travaux qu’elle réalise et qui sont précisément ceux qui lui permettent de délivrer en totalité les produits et services dont elle a la charge. Ensuite, il faut que les tâches et les objectifs soient parfaitement définis. D’ailleurs, l’exigence d’une grande rigueur opérationnelle transparaît en filigrane de la perception totalement déstructurée des entreprises libérées. En fait, les entreprises libérées sont loin de laisser leurs collaborateurs agir à leur guise. A l’autonomie des équipes est systématiquement associée celle des opérations. Cela signifie que la délivrance des biens et services est répartie entre les équipes. Enfin, la formation est au cœur de cette transformation, car promouvoir l’autonomie et la responsabilité individuelle et collective signifie donner aux individus de première ligne, comme aux managers de proximité, la capacité d’assumer pleinement leurs rôles.
Quelle démarche suggérez-vous ?
H. C. La transformation porte sur quatre axes majeurs : les structures, les opérations, la gouvernance et les relations humaines. Les transformations réalisées sur chacun de ces axes forment un tout cohérent, il faut agir simultanément sur l’ensemble de ces leviers. Pour les structures, l’entreprise libérée se présente sous la forme d’un ensemble de mini ou microstructures interconnectées entre elles et avec l’extérieur. On passe d’un pilotage des processus à un pilotage par les processus.
Faire évoluer les opérations consiste à les concevoir, les piloter et les exécuter avec beaucoup de précision. Elles prennent la forme de processus réalisés en toute autonomie par les équipes. Ainsi, on remplace l’ADN des silos, constitué de tâches et de procédures, par l’ADN des équipes, constitué de processus autonomes. Côté gouvernance, on fait à la fois évoluer le pilotage général de l’entreprise (avec une valorisation transverse des opérations), le management des ressources (avec la nomination de pilotes de processus, par exemple) et les comportements, en encourageant les liens transverses aux silos et en desserrant les liens hiérarchiques existants. On aboutit ainsi à un équilibre des pouvoirs hiérarchiques et fonctionnels.
Ces évolutions de la gouvernance ont pour objectif de rendre les modalités de management plus à même de faire face à la réalité des marchés et à la virulence de la concurrence. Quant aux relations humaines, elles constituent un effet de levier et sont accélératrices pour libérer les entreprises. Toutes les observations finissent par converger vers une idée simple : libérer son entreprise consiste bien à libérer de leurs contraintes les individus qui la composent, du patron au plus modeste des collaborateurs. Faire en sorte que les managers deviennent des leaders, à eux d’exploiter au mieux leurs compétences et leur expérience au service du bien commun. C’est également aux personnels d’acquérir et d’assumer plus d’autonomie et de responsabilités dans l’exécution de leurs tâches quotidiennes. A eux de devenir acteurs de l’intelligence et de l’innovation. Mais ces évolutions conjointes ne peuvent se déployer et perdurer sans s’adosser à une organisation qui les favorise et amplifie leur portée.
Selon vous, le contexte actuel est-il favorable à l’entreprise libérée ?
H. C. Cette question m’est posée à chacune de mes présentations. Les milliers d’articles parus sur le déconfinement et le télétravail évoquent, dans leur majorité, la nécessité de revoir l’organisation et le management des entreprises. En fait, ce contexte est favorable à l’innovation organisationnelle en général et à l’entreprise libérée en particulier, et cela pour deux raisons principales.
D’une part, il fait prendre conscience à toutes les entreprises, et en particulier aux plus florissantes, qu’il n’est jamais trop tôt pour rendre son entreprise résiliente, réactive et flexible. C’est-à-dire être capable de faire face aux crises économiques, sociales et environnementales. Mais également de réagir lors de l’émergence de concurrences directes et indirectes. D’autre part, répondre par l’innovation de produits et de procédés à la crise actuelle n’est manifestement pas la solution pour la plupart d’entre elles. L’innovation d’organisation se positionne clairement comme une réponse stratégique crédible à la crise actuelle et à toutes celles qui ne manqueront pas de suivre. L’évolution vers l’entreprise libérée, telle qu’elle est décrite dans mon livre, représente alors une réelle opportunité industrielle de transformation des entreprises. Elle servira de guide opérationnel aux plus innovantes d’entre elles, pour passer du rêve à la réalité.
L’entreprise libérée, pourquoi, comment ?, par Henri Chelli, Editions Maxima, 2020, 294 pages.