Pour Isaac Getz, professeur de management de la créativité et de l’innovation à l’ESCP-EAP Paris, les entreprises négligent la gestion des idées de leurs collaborateurs. Alors que c’est le vrai ressort de l’innovation, processus continu qui ne doit pas rester cantonné à la R&D.
Vous déplorez que les managers européens accusent un retard en matière de management des idées : comment expliquez-vous cette situation ?
Isaac Getz Pour la plupart des dirigeants d’entreprises, la créativité et la promotion des idées de leurs collaborateurs restent dépourvues d’intérêt. En fait, les managers ne comprennent pas la portée des idées de leurs salariés. Ils pensent, ensuite, que leurs propres collaborateurs n’ont pas la capacité nécessaire pour produire des idées utiles.
Enfin, les managers doutent de l’efficacité des actions destinées à encourager la créativité et à promouvoir la production et la réalisation d’idées. Résultat : ils ne mettent pas en place les démarches systématiques pour encourager, réaliser et reconnaître les idées. S’il y a des conditions d’émergence de l’innovation, il y a aussi des conditions d’enterrement…
Si votre seule source d’idées reste la recherche et développement, il en faut beaucoup pour produire des produits rentables. On estime généralement que sur 3 000 idées émises, 125 vont donner lieu à des petits projets, 9 feront l’objet de développements significatifs, 4 de développements majeurs dont 1,7 sera lancé commercialement et un seul aura du succès.
Par qui sont produites les idées : le management ou les salariés du terrain ?
Isaac Getz Dans l’entreprise, les idées ont généralement un point commun : elles émanent rarement des managers mais de gens de terrain. Dans un ouvrage sur l’entreprise créatrice (*), nous avons démontré pourquoi la majorité de ces idées ne sont pas et ne peuvent pas être le fait de managers. Environ 80 % des innovations proviennent des gens qui sont au moins trois niveaux hiérarchiques au-dessous de la direction générale. Pourquoi, alors que ces personnes sont les moins écoutées et ignorées de la majorité des managers ?
Un élément de réponse est contenu dans un document publié par Michelin en 1933, et toujours d’actualité : « Si capable que soit le chef, il ne peut passer que cinq minutes sur un point que l’ouvrier a huit heures par jour sous les yeux. Rien d’étonnant donc que l’ouvrier voie parfois mieux que le chef ce qui ne va pas ou ce qui pourrait être fait plus économiquement. » On retrouve la même philosophie dans une entreprise comme Toyota.
De nombreuses études sur les entreprises montrent que si le fait de trouver la solution à des problèmes connus a des conséquences importantes, ceux-ci sont réglés tôt ou tard, au moins dans les entreprises performantes. En revanche, quand ces problèmes sont ignorés, les résoudre peut prendre des dizaines d’années.
Peu importe que les problèmes soient connus ou ignorés, c’est le fait, pour un salarié, d’être présent sur la frontière de l’entreprise, c’est-à-dire en contact direct avec le client ou le fournisseur, qui permet de trouver des idées utiles pour l’entreprise. L’innovation est un processus continu.
Les grandes idées ne procèdent pas des grands experts. Au contraire : la plupart des idées les plus innovantes proviennent de ceux qui possèdent une expertise suffisante, mais pas excessive, pour comprendre les situations qui surgissent dans leur domaine. Les salariés sont les premiers à découvrir des solutions à des problèmes évidents, mais ils sont souvent aussi les seuls à découvrir des opportunités stratégiques pour leurs entreprises.
Il n’est donc pas étonnant que les entreprises qui ne développent aucune initiative pour développer les idées accusent un retard en matière d’innovation. C’est notamment pour cette raison que l’on ne trouve pas de correspondance étroite entre la richesse d’un pays et la puissance de ses entreprises, la France étant, de ce point vue, un exemple.
Les entreprises françaises sont ainsi sous-représentées dans le top 500 des entreprises européennes par rapport à la puissance économique du pays. Les entreprises suisses ou néerlandaises sont proportionnellement mieux représentées.
Comment faire en sorte que ces idées surgissent et soient correctement exploitées ?
Isaac Getz Selon le Cartered Institute of Marketing, parmi les clients perdus pour une entreprise, les deux tiers le sont du fait d’un comportement d’indifférence de la part des collaborateurs de l’entreprise. C’est aux frontières de l’entreprise que le changement et les problèmes qui en découlent surviennent et sont d’abord ressentis.
En moyenne, les sondages montrent qu’environ 30 % des salariés peuvent être considérés comme impliqués, environ 60 % ne le sont pas (avec une réaction typique : « Ce n’est pas mon job ! »), et les autres sont activement désimpliqués, ils le sont devenus.
Il faut un système de traitement simple, pragmatique et rapide : 80 % des idées proviennent du service dans lequel on travaille. Avec un processus de traitement qui distingue un responsable à qui s’adresser. Ce dernier doit réagir vite, sinon les collaborateurs se désimpliquent.
Il existe un outil pour cultiver les idées : le SMI ou système de management des idées, qui est un processus business comme un autre. Un tel outil a trois fonctions : d’abord encourager la production d’idées, ensuite traiter et réaliser ces idées et, enfin, promouvoir la reconnaissance des idées. Un bon SMI permet de recueillir et d’exécuter au moins vingt idées par salarié et par an.
Il repose sur plusieurs principes de base. D’abord, avant de déployer un tel dispositif, il importe de réaliser un benchmark des meilleures pratiques. Notre expérience démontre qu’une direction générale qui ne fait pas ce travail en amont n’arrive pas à discerner toutes les implications et les retombées d’une telle démarche. Il faut, ensuite, imaginer un traitement simple et rapide des idées, sinon les salariés n’en produiront pas ou peu.
Dans l’idéal, le salarié communique son idée à son supérieur immédiat avec un petit formulaire, papier ou électronique. Si l’idée est acceptée, soit elle est immédiatement réalisable et l’auteur est autorisé à consacrer une partie de son temps à la réaliser, avec le support nécessaire.
Soit elle nécessite une recherche complémentaire et l’auteur dirige une petite équipe chargée de réaliser l’idée. La réalisation de l’idée par l’auteur lui-même constitue la clé du processus rapide de traitement.
Enfin, il est essentiel que le management et la direction générale soient impliqués. On peut imaginer que les managers de type N+1 soient évalués en fonction du nombre d’idées produites et mises en pratique par leurs collaborateurs.
Les managers intermédiaires doivent ainsi être convaincus qu’aider les salariés à réaliser leurs idées fait partie de leur mission. De même, la direction générale doit montrer, concrètement, que les idées de ses salariés constituent une priorité, et participer activement au pilotage du système, par exemple en écoutant les auteurs d’idées.
N’oublions pas que 80 % des innovations proviennent des individus qui se situent à au moins trois niveaux hiérarchiques en dessous de la direction générale.
Faut-il récompenser les auteurs d’idées ?
Isaac Getz Dans les meilleures pratiques, l’auteur d’une idée ne reçoit rien en échange, ou alors une gratification très symbolique. En fait, les compensations financières, si elles sont par exemple proportionnées aux gains permis par la mise en pratique des idées, font généralement obstacle à l’émergence d’idées créatrices.
Pourquoi ? Parce que les collaborateurs vont multiplier les petites idées répétitives, ou alors ne proposeront que des idées exceptionnelles, donc très rarement. C’est ce que montrent les études réalisées sur ce point. De même, ces études observent que l’auteur d’une idée se sent davantage reconnu lorsque son idée a été réalisée dans des brefs délais.
Autrement dit, si un bon schéma de reconnaissance peut encourager les salariés à émettre des idées, un mauvais peut provoquer des effets pervers. Plus la récompense est déconnectée de la réalisation d’une tâche créatrice, plus il y a de chances qu’elle favorise la créativité de l’individu car elle ne sera pas perçue comme un dû mais comme une preuve d’une reconnaissance exceptionnelle.
Par quoi distingue-t-on une bonne idée d’une mauvaise ?
Isaac Getz De façon extrêmement pragmatique : une bonne idée est celle qui est jugée comme telle par son auteur et son manager direct. Au-delà de ce principe, la vraie question est de faire en sorte que ceux-ci évaluent correctement ce qui est utile pour l’entreprise.
Cela suppose donc une connaissance des orientations stratégiques et une adhésion à ces principes. Hélas, nous observons encore beaucoup d’entreprises dans lesquelles les salariés se demandent quelles sont les orientations stratégiques ou, s’ils les connaissent, n’y adhèrent pas ! •
(*) L’entreprise créatrice : comment les innovations surgissent vraiment, éditions d’Organisation, 2000, coécrit avec A.G. Robinson et S. Stern. Voir aussi l’ouvrage : Vos idées changent tout, paru aux Editions d’Organisation en 2003.