Souhaitant refondre le système de gestion de la relation clients, la compagnie d’assurances Maif a lancé le projet GRS (gestion de la relation sociétaires) basé sur le progiciel Siebel, intégré par IBM. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu… Chronologie d’un échec.
La chronologie
Mai 2004 : un contrat d’étude est signé entre la Maif et IBM, pour une prestation de 243 jours et pour un montant de 212 000 euros. Objectif : l’analyse des besoins et de l’environnement de la Maif.
Décembre 2004 : un contrat d’intégration confie à IBM la maîtrise d’œuvre de la conception de la solution, le pilotage, la réalisation, la coordination de l’ensemble des prestations. IBM s’engage à fournir, sur la base d’une obligation de résultat, une solution intégrée conforme au périmètre fonctionnel et technique convenu pour un prix forfaitaire ferme et définitif de 7,3 millions d’euros.
Février 2005 : La Maif déplore des retards qu’elle signale aux comités de pilotage, émettant par lettre une alerte sur le décalage constaté ainsi que sur l’absence de visibilité du projet.
Septembre 2005 : le projet accuse un retard de six mois. La Maif demande un dédommagement pour les retards constatés ainsi qu’un plan d’action pour arrêter leur accumulation. IBM constate la situation de crise qu’elle impute à la Maif, qui n’aurait pas « accepté la traduction opérationnelle du Plan Projet » et aurait sollicité une analyse de « la stratégie de déploiement impactant fortement les hypothèses initiales ».
IBM propose à la Maif de signer un avenant à l’annexe financière du contrat ainsi qu’un protocole d’accord sur le recadrage opérationnel du projet. Un protocole constate le report au début de l’année 2007 du pilote initialement prévu en avril 2006, et une majoration de 3,5 millions d’euros de la charge financière. IBM s’engage à délivrer le projet « à marge nulle ».
Novembre 2005 : à l’occasion de la réunion du comité de direction, IBM présente l’analyse d’impact. Constat : sauf à geler pendant onze mois les projets adhérents de la Maif, hypothèse écartée, le projet GRS n’est pas techniquement réalisable dans les conditions initialement envisagées. Il est demandé à IBM de proposer un scénario alternatif.
Décembre 2005 : IBM présente sa proposition de refonte du projet, découpé en deux vagues avec un planning précis pour la vague 1 et une absence de planning pour la vague 2. Des difficultés d’interprétation naîtront entre les parties du fait de cette division du périmètre initial.
Un nouveau protocole est signé, à l’initiative d’IBM, notant « l’infaisabilité technique du projet initial », l’accord des parties pour établir un plan projet du scénario de refonte et l’engagement de la Maif d’examiner ce scénario de refonte du projet. La Maif accepte la facturation au 31 décembre 2005 de 3,9 millions d’euros et un jalon de facturation de 742 705 d’euros au 31 janvier 2006.
Janvier 2006 : la Maif met en demeure IBM de préparer au plus vite un scénario détaillé de la phase V2, excluant de « contractualiser » sur la seule phase V1. IBM avait annoncé pour la vague 2 un budget de 5 millions d’euros, portant le forfait total à 18 millions. La Maif refuse de régler la facture, faute de « visibilité suffisante ».
Juin 2006 : la Maif décline l’offre faite à 15 millions, qu’elle trouve « exorbitante » au regard du forfait initial, et regrette de devoir mettre fin à la collaboration dans de telles conditions. IBM constate que la Maif a décidé de mettre fin au projet, et qu’il se voit contraint d’arrêter immédiatement ses prestations.
Il demande règlement de ses factures. La Maif justifie sa décision de rompre le contrat pour manquement à ses engagements de la part d’IBM qui « n’a pu présenter un scénario alternatif permettant de redémarrer le projet suite à l’échec constaté ». La Maif exprime le souhait de se « désengager de ce projet ».
Juillet 2006 : la Maif met en demeure IBM d’exécuter sous trente jours les obligations contractuelles dans les conditions et aux prix prévus du contrat. À défaut, elle considérera le contrat résilié de plein droit.
Septembre 2006 : IBM assigne la Maif pour la voir condamnée à lui payer 7,55 millions d’euros. La Maif demande des dommages et intérêts d’un montant de 19,84 millions d’euros.
Octobre 2006 : le président du Tribunal de grande instance de Nanterre, saisi par la Maif, désigne un expert. Constat de l’expert : pour la réalisation de ce projet, techniquement réalisable, IBM avait sous-évalué le calendrier et sous-estimé le budget.
Les arguments de l’intégrateur
IBM souhaitait voir condamner la Maif à verser 9 millions d’euros en paiement des factures émises sur le projet et demeurées impayées, et constate que la Maif a rompu unilatéralement et « sans juste motif » le contrat conclu avec IBM.
La Maif a engagé sa responsabilité contractuelle à l’égard d’IBM, en refusant le processus de collaboration convenu, en différant sa prise de position sur les scénarios qu’elle requérait d’IBM, en procédant à une résiliation unilatérale et brutale sous le prétexte du coût excessif du projet global (V1 + V2) fixé à 15 millions d’euros dès lors qu’elle avait accepté précédemment un prix de 10,8 millions pour la seule première partie de ce projet (V1). IBM estime avoir subi un préjudice lié à l’immobilisation de 20 informaticiens pendant trois mois (pour 1,35 million d’euros), à sa perte de chiffre d’affaires (1,6 million d’euros) et à son manque à gagner (1,3 million).
IBM conteste avoir trompé la Maif sur les délais et la faisabilité technique du projet et affirme avoir à de nombreuses reprises rempli son devoir d’alerte, notamment sur le retard apporté et sur l’importance de l’impact des projets adhérents. IBM affirme qu’aucune preuve n’est proposée par la Maif pour démontrer les pressions dont elle aurait été l’objet.
Selon IBM, la décision de rompre le contrat a été prise par la Maif sur des motifs peu sérieux (coût du projet, fort prévisible en fonction du contexte), et tardifs (mise en demeure de fournir des livrables en exécution d’un contrat auquel les parties avaient renoncé), sans qu’il y ait eu abandon du projet par IBM.
Les arguments du client
De son côté, la Maif demande au juge de prononcer la nullité du contrat, d’ordonner la restitution des sommes payées par la Maif, d’affirmer qu’elle a résilié le contrat pour des motifs légitimes et exige une indemnisation.
La Maif estime qu’IBM a obtenu le contrat aux termes de « manœuvres consistant à faire croire qu’elle maîtrisait l’ensemble des paramètres du projet, ce qui ne pouvait pas être le cas dès lors que par infraction aux normes et règles de l’art, elle arrêtait le projet sur la seule étude des conceptions générales, laissant à définir les spécifications détaillées dans le cadre du planning et du prix forfaitaire ».
IBM, qui avait déjà les éléments pour conclure à « l’infaisabilité » du projet dans les conditions contractuelles, s’est néanmoins engagé envers la Maif de sorte à lui laisser croire qu’il était en mesure, moyennant la redéfinition du forfait, de terminer le projet GRS suivant le périmètre initialement convenu. Sur le respect des obligations contractuelles, la Maif estime qu’IBM a manqué :
- à son « obligation de faire », seuls 50 % des chantiers ayant reçu un commencement d’exécution, l’état d’avancement du chantier « fonctionnel », le plus avancé, correspondant, d’après le rapport d’expertise, à 2 à 4 % du contrat initial ;
- à son obligation de conseil en ne respectant pas son obligation contractuelle d’alerte, comme l’a relevé l’expert en ne formalisant aucune alerte sur le non-respect du planning qui n’a été signalé que par la Maif ;
- à son obligation de respecter les délais et les prix, l’expert relevant que la cause principale du retard est la conception générale fonctionnelle, et celle du dérapage des prix étant la gestion du projet en termes de moyens humains et non de forfait.
De même, IBM, qui fait état d’une faiblesse des équipes de la Maif, n’a jamais alerté sa cocontractante à ce sujet, alors que l’expert relève que la Maif a mis à disposition « les moyens humains nécessaires », et que la mauvaise quantité des livrables a généré pour le personnel d’importantes contraintes complémentaires.
La Maif affirme avoir payé tout ce qui a été réalisé conformément à ses commandes, IBM ne pouvant donc faire état d’aucun préjudice consécutif à un défaut de paiement. La résiliation du contrat est donc le fait d’IBM qui a abandonné le chantier.
La position du juge
En dépit des assurances contenues dans la réponse à l’appel d’offres concernant son expérience et sa compétence (l’intégrateur a expressément affirmé « disposer de l’expérience, de l’organisation, des moyens matériel et humains, des compétences nécessaires pour mener à bien la réalisation de l’intégration, avoir disposé de l’ensemble des informations utiles pour prendre la mesure de ses engagements »), IBM a présenté à la Maif un projet « affecté d’une lacune majeure pour, en violation aux normes et aux règles de l’art, contenir un planning et un prix forfaitaire arrêtés avant même le stade de la prise en compte de la conception détaillée, prenant ce de fait un risque fort pour répondre à la demande de la Maif, c’est-à- dire obtenir le marché. » En gardant le silence sur le risque « fort », « élevé », IBM a obtenu de la Maif une « adhésion viciée ».
IBM a maintenu son engagement sur le périmètre initial du projet et sur le caractère forfaitaire de la prestation, « engagement dont il devait pourtant peu après, sans qu’intervienne d’élément nouveau, convenir qu’il ne pouvait être respecté ».
IBM a « créé l’apparence qu’il pourrait proposer rapidement à la Maif un périmètre, un forfait et un délai, ce qu’il n’a pas été en capacité de faire, ce constat démontrant que le vice originel dont était affecté le projet quant aux éléments (délai, forfait) déterminant le consentement de la Maif n’était susceptible d’aucune continuation ». IBM a maintenu la Maif « dans la dépendance technique et économique », par son « manquement aux règles de l’art »
L’abandon du projet GRS a eu des répercussions directes sur l’évolution de l’ensemble des systèmes d’information de la Maif, générant des surcoûts liés aux adhérences entre les projets et des surcoûts engagés pour mettre en place des solutions palliatives. Le juge a accordé à la Maif une indemnisation globale de 11,379 millions d’euros.
L’analyse de l’avocat (Franklin Brousse)
IBM a entraîné la Maif dans une spirale de refontes successives des conditions de déroulement du projet, sans s’attaquer réellement, semble-t-il, au cœur du problème. Il est possible, et même nécessaire, d’en tirer des enseignements sur la rédaction des contrats et la gestion des dérives de projet.
Au plan contractuel, il ressort de la présentation des faits que la Maif disposait d’un « bon contrat », reflétant à la fois ses attentes, les enjeux du projet et les obligations d’IBM, notamment en termes de maîtrise d’œuvre. Premier enseignement : la qualité et surtout la précision des dispositions de ce contrat ont permis au tribunal de mettre en exergue le décalage trop important entre les dérives du projet et le très haut niveau d’engagements pris par IBM.
Au-delà des défaillances opérationnelles d’IBM, c’est ce décalage qui a conduit le tribunal à conclure à l’annulation du contrat, considérant qu’IBM avait obtenu de la Maif une adhésion viciée aux termes du contrat.
Toujours au plan contractuel, notons toutefois l’inadéquation partielle des modalités financières du contrat par rapport au déroulement d’un projet d’intégration de cette envergure.
En effet, il apparaît que le désaccord intervenu entre la Maif et IBM résultait de la mauvaise évaluation initiale par IBM du coût forfaitaire du projet, évaluation réalisée sur la base des résultats des seuls travaux de conception générale fonctionnelle du système cible. Tout le monde connaît pourtant, à commencer par les intégrateurs, la difficulté de forfaitiser les coûts d’interventions sur de tels projets.
Sans doute aurait-il mieux valu qu’IBM s’engage sur une estimation initiale qui aurait pu être affinée à l’issue de la phase de rédaction des spécifications fonctionnelles détaillées et que la Maif plafonne alors le dépassement possible par rapport à cette estimation.
Le fait d’avoir opté pour une logique de forfait et d’avoir conservé cette logique dans le cadre des recadrages successifs du projet est sans doute également à l’origine des tensions entre IBM et la Maif et de leurs tentatives successives de se désengager d’un projet dont les conditions financières ne reflétaient plus ni la réalité ni l’économie du projet initial.
Notons enfin que la succession des protocoles d’accord et des avenants a créé des contradictions et des « nids » à contestation entre les parties, l’ensemble contractuel devenant incohérent et sujet à des problématiques d’interprétations sans fin.
Concernant la gestion des dérives d’un projet, rappelons que la méconnaissance du rapport de l’expert judiciaire ne nous permet pas d’analyser précisément la nature et l’étendue des difficultés techniques rencontrées par IBM.
Notons toutefois que le tribunal relève que l’état d’avancement du projet a été évalué à 4 %, selon l’expert judiciaire, et que sa faisabilité technique n’était pas en cause. Ce sont donc les mauvaises conditions de déroulement du projet qui ont été principalement retenues par le tribunal comme étant l’origine des dérives.
À cet égard, il apparaît clairement qu’au-delà des difficultés rencontrées habituellement sur ce type de projet, le comportement d’IBM et celui de la Maif, et notamment leurs mauvaises réactions successives face à la dérive du projet, ont autant contribué à accentuatuer cette dérive que les difficultés initiales.
Entretenue par IBM dans sa croyance des chances de succès du projet, la Maif s’est laissé entraîner dans une succession de plans d’actions et de recadrage du projet conduisant à des scénarios sans cesse modifiés et réévalués. Cela donne l’impression que les parties n’ont jamais réellement traité le cœur des problèmes et explique, sans nul doute, que l’expert judiciaire ait estimé l’état d’avancement du projet à 4 %. Il s’agit là d’une dérive classique dans des projets d’intégration complexes.
La tentation est en effet toujours forte de trouver par tous les moyens des solutions, pourtant souvent partielles et insatisfaisantes, telles que la division du périmètre initial en plusieurs lots, pour poursuivre le projet. D’autant plus que les enjeux financiers conduisent souvent l’intégrateur à faire preuve d’une « imagination débordante » quant aux différentes solutions de recadrage d’un projet, pourvu qu’elles ne remettent pas en cause sa rentabilité, voire qu’elles puissent l’améliorer.
C’est ainsi que, au lieu de remettre totalement en cause ses estimations initiales tant fonctionnelles, opérationnelles que financières, IBM a entraîné la Maif dans une spirale de refontes successives des conditions de déroulement du projet, sans s’attaquer réellement, semble-t-il, au cœur du problème. Cela explique sans doute en partie pourquoi l’expert judiciaire a conclu à la faisabilité technique du projet alors qu’IBM et la Maif étaient arrivés à la conclusion inverse.
Cette spirale était d’autant plus préjudiciable pour la Maif qu’elle s’accompagnait de la signature de protocoles et d’avenants dont la signature était conditionnée en partie par le règlement des sommes réclamées par IBM.
C’est ce qu’on pourrait appeler la théorie de la double peine : « Votre projet n’avance pas et vous me payez quand même pour qu’il soit recadré. » Par ailleurs, cette affaire illustre parfaitement la difficulté, dans un contexte de dérives, de la décision d’arrêt d’un projet d’intégration.
Le retour d’expérience en matière de litiges montre pourtant clairement que, plus le projet dérive dans le temps, plus cette décision est difficile à prendre, même si cela peut apparaître paradoxal au premier abord. A contrario, il est possible de limiter les conséquences financières et opérationnelles d’un projet d’intégration en l’arrêtant le plus tôt possible.
En l’espèce, il semble que si la Maif avait pris la décision d’arrêter le projet à la fin de la première année alors qu’elle constatait déjà un retard de six mois et la nécessité d’une refonte globale du projet, elle n’aurait pas subi les conséquences liées à une année de dérive supplémentaire du projet pour un état d’avancement estimé au final à 4 %.
Il est probable que, au regard de la nature et de l’importance stratégique du projet, la pression interne à la Maif ait empêché une telle décision pourtant salvatrice. Fort heureusement, la Maif a limité les conséquences et ses préjudices du fait de l’obtention d’une décision de justice exceptionnellement favorable.
En effet, il est important de souligner qu’il est particulièrement rare qu’un juge prononce l’annulation d’un contrat d’intégration et le remboursement des sommes versées par un client.
Cette décision apparaît à ce point exceptionnel qu’il est possible que, au vu des termes du jugement et des arguments développés par IBM, ce dernier obtienne une décision plus favorable en appel, la Cour d’appel pouvant estimer qu’il n’y avait pas lieu d’annuler le contrat avec la Maif.
Seule la décision d’appel permettra d’apprécier pleinement l’impact réel du jugement du tribunal sur les futurs litiges en matière de projets d’intégration. •