Quel est l’impact de l’ouverture à la concurrence sur le système d’information de la SNCF et quels sont les points critiques ? Cette problématique a été analysée par un groupe d’étudiants (*) dans le cadre de la formation Executive Management des Systèmes d’Information de l’EMSI de Grenoble (École de management des systèmes d’information). Cet article est une synthèse de leurs travaux.
Au XXème siècle, en Europe, le secteur ferroviaire était principalement organisé en monopole public dans chaque État. Ces monopoles couvraient l’ensemble des services associés au secteur, de la vente au transport en passant par les services d’infrastructures. En France, ce monopole était assuré par la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF), entreprise intégrée, organisée autour de plusieurs métier (Corporate, Commercial voyageurs, Commercial fret, Infrastructures, Transport, Matériel, Traction…).
Au début des années 1990, la communauté européenne a engagé un processus progressif de libéralisation du secteur, afin d’être conforme à la politique de libre échange et d’ouverture des frontières, avec plusieurs directives depuis 1991 (séparation comptable entre gestion de l’infrastructure et exploitation des services de transport), jusqu’à la libéralisation totale du transport de voyageurs, au plus tard en 2019.
Hier prestataire unique de services publics, demain société mise en concurrence : ces directives européennes imposent à la SNCF de se réinventer, car elle pourrait subir un choc concurrentiel comparativement plus fort si elle n’anticipe pas cette ouverture du marché. La France étant relativement en retard pour l’ouverture à la concurrence du transport de voyageurs, le SI de la SNCF est donc probablement moins adapté qu’ailleurs à ce contexte.
Le transport de voyageurs se décompose en deux entités : le transport conventionné (géré par la branche SNCF Proximités) et le TGV (géré par la branche SNCF Voyages). Étant conventionnés, les revenus du transport de proximité sont connus à l’avance, ce qui réduit les risques. Concernant le TGV, pour un nouvel acteur, la barrière à l’entrée est très importante (coût du matériel roulant, risque commercial, durée des amortissements), il est moins probable qu’un nouvel entrant commence par le marché du TGV. Néanmoins, ce marché étant le plus rentable, les sillons utilisés par les TGV devraient être une cible pour la concurrence.
En décembre 2011, la ministre de l’Ecologie, du Développement durable, des Transports et du Logement a initié des Assises du ferroviaire afin de définir les modalités d’une réforme du système ferroviaire français. Ces modalités sont reprises dans le rapport Bianco et confirmées en octobre 2012. La réforme proposée prévoit la création d’un pôle public ferroviaire regroupant un établissement mère assurant la cohérence technique, économique et sociale, un gestionnaire d’infrastructure unifié (GIU) avec le regroupement de la branche SNCF Infra, de RFF (Réseau ferré de France) et de la Direction des circulations ferroviaires (DCF), et un opérateur de transport assurant le rôle d’entreprise ferroviaire.
Le groupe d’étudiants ayant travaillé sur ce thème a fait des propositions à la SNCF. La transformation du système d’information doit porter sur plusieurs dimensions : technique, humaine et organisationnelle.
La dimension technique : cloisonner les annuaires et verrouiller les accès physiques
La dimension technique concerne à la fois l’architecture logicielle et matérielle. On distingue trois étapes dans l’évolution technique : se conformer aux directives européennes, assurer une équité de traitement pour les nouveaux entrants et développer de nouveaux applicatifs au service de l’entreprise.
La SNCF possède plusieurs annuaires contenant le nom d’une personne, sa fonction, ainsi que d’autres informations personnelles. Ce sont, pour la plupart, des reprises de données des ressources humaines qui permettent au SI de modéliser les accès. Ces annuaires permettent d’autoriser ou non l’accès aux applications pour un employé. Ce premier niveau de cloisonnement évitera qu’un personnel de la branche Entreprise Ferroviaire (EF) ne récupère des informations stratégiques ou que l’entreprise ne soit soupçonnée d’effectuer ce genre de pratiques anticoncurrentielles.
Les applications sont installées sur plusieurs sites afin d’assurer un plan de reprise d’activité. Par ailleurs, les datacenters étant communs à SNCF EF et RFF, il est pertinent de regrouper les serveurs des uns et des autres dans des salles différentes et de verrouiller l’accès physique aux machines.
• Une interopérabilité à garantir
Les normes d’interopérabilité sont regroupées sous le nom de STI (Spécification technique d’interopérabilité), qui décompose le système ferroviaire en cinq sous-systèmes : l’infrastructure, l’énergie, le contrôle-commande, le matériel roulant et l’exploitation. Cette normalisation assure une équité de traitement. Le programme « SI client » permet aux entreprises ferroviaires possédant un SI, ou pas, de faire rouler un train sur le réseau ferré. L’équité de traitement pour l’entrée sur le réseau se constate, d’une part, pour la possibilité d’accéder aux demandes de sillons, d’autre part, pour les facilités d’échanges d’informations. Afin de se conformer aux directives européennes, mais aussi de s’ouvrir au marché européen (Railteam, RailNetEurope), l’interopérabilité est indispensable.
• Une urbanisation préalable
La modernisation et la réorganisation du système d’infor-mation de la SNCF devra faire l’objet d’une nouvelle modélisation en terme d’urbanisation. Une telle démarche commence par le recensement et la capitalisation de l’ensemble des informations sur le système d’information. Ce recensement inclut les documentations, les bases de données, les applications, les services… en relation avec leur fonction, afin de les rationnaliser et de permettre de valoriser le capital informationnel de l’entreprise. Urbaniser le SI du gestionnaire d’infrastructure, c’est, avant tout, le simplifier, afin de trouver un découpage et des grands principes de construction qui permettront de le faire évoluer. La classification des informations aboutit à distinguer les informations sensibles tant pour SNCF EF que pour le gestionnaire d’infrastructures.
Gérer la dimension humaine
• Une gestion du changement en continu
Si la SNCF doit cloisonner ses ressources techniques, il en va de même pour les personnes. Une conduite de changement est nécessaire pour assurer une cohérence stratégique et limiter les risques de mauvaise compréhension des nouveaux enjeux. Mais le changement est souvent perçu comme une perte. La phase de communication doit donc être gérée en amont. L’utilisation des outils de messagerie peut annoncer l’événement, puis les intranets d’entreprise le présenteront dans son ensemble.
Par la suite, la mise en place d’une charte de bonne pratique reste un support incontournable pour l’utilisateur. Celle-ci s’appuie sur la connaissance des informations confidentielles et de l’organisation interne. La charte est construite sous la forme d’un guide clair et concis et doit prendre en compte différents aspects (social, juridique, sécuritaire…).
• Mobiliser l’intelligence collective
Le bouleversement concurrentiel va rapidement se concrétiser et, afin d’accélérer le temps de remontée de l’information du bas de la pyramide managériale vers le top management, la mise en place d’un réseau social d’entreprise parait évidente. En complément, il convient de s’assurer que l’intranet actuel permet à tout collaborateur d’avoir accès à une base de connaissances de la situation actuelle, de manière à favoriser l’intelligence collective. Cela aurait aussi pour effet de réduire l’impact du départ de certains managers. En outre, étoffer l’incubateur interne permettant aux collaborateurs de développer les meilleures idées aiderait la SNCF à créer davantage de valeur.
Gérer la dimension organisationnelle
Tout changement nécessite des ajustements dans les comportements des acteurs, certains processus vont être plus impactés que d’autres. Il est alors pertinent de cibler les plus touchés afin d’aider les parties prenantes en mettant en place une cellule dédiée (experts métiers, experts SI, coach…). Cette dernière permettrait de déterminer au plus vite les processus optimums.
Ce travail doit se faire en plusieurs temps :
- identifier les processus à risques : points d’interconnexion, cartographie des risques applicatifs…
- expliquer la démarche aux équipes impactées et désigner un expert métier,
- utiliser une démarche PDCA (Plan, Do, Check, Act) en amont, selon l’approche suivante : cibler un nouveau processus adapté aux changements avant que celui-ci ne soit concerné, le mettre en œuvre, mesurer la performance et analyser les axes d’amélioration.
Une attention particulière devrait être portée aux processus directement concernés par la réorganisation. Toutefois, la recherche de l’optimisation des processus ne doit pas s’arrêter à ce niveau. En effet, dans le cadre de la maîtrise d’un budget, l’amélioration de la productivité constitue une alternative préférable aux coupes budgétaires. Il est évident que cette voie doit être suivie, et que la DSI peut avoir un rôle de support auprès des métiers. Mais elle doit aller plus loin, et jouer son rôle d’expert en processus pour conduire ces chantiers d’amélioration.
• Développer l’offre de service à destination des consommateurs
L’une des forces de la Deutsche Bahn, l’homologue allemand de la SNCF, est sa capacité à capter une bonne partie des transports intermodaux (lorsque plusieurs types de transport sont utilisés) : le développement d’une offre mature autour de cet axe devrait être une des priorités de la SNCF. Ce développement pourrait s’effectuer aussi bien du côté B2B, via le développement d’une entreprise étendue, avec échange entre SI, que coté B2C, en fournissant des moyens de passer d’un mode de transport à l’autre, et en conservant le client captif de l’offre SNCF « étendue » (réservation de bus via une application SNCF ayant permis d’acheter les billets, informations sur les correspondances possibles en fonction des fluctuations des horaires, réservation du logement…).
• Renforcer l’autonomie des organisations
Pour être agile, il est préférable de construire des unités interagissant avec une certaine autonomie en interne, avec des responsabilités clairement identifiées, pour favoriser les collaborations. Ce type d’organisation permet de produire des « petites entreprises dans la grande entreprise » et donc d’arriver à un niveau d’agilité plus élevé.
Un niveau supplémentaire pourrait être la constitution de nombreuses filiales (une par AOT-Autorité organisatrice de transport, une par activité…), chacune ayant un niveau d’autonomie élevé, donc une agilité renforcée. Le SI pourrait être centralisé dans la holding Entreprise Ferroviaire, et jouer tant le rôle de liant, qu’être source d’économie d’échelle.
En outre, adapter de plus petites structures à des problématiques locales peut être plus simple. Keolis, une filiale de la SNCF œuvrant dans un marché ouvert à la concurrence (le transport urbain) emploie déjà cette pratique : une filiale est créée pour chaque marché de transport urbain, cette filiale est supprimée en cas de perte du marché.
• Mutualiser les SI transverses
La SNCF, logiquement, se concentre sur les actions à forte valeur ajoutée, et sous-traite donc les processus récurrents, industrialisables et non directement créateurs de valeur. Dans le cadre de cette politique, la SNCF a fait le choix d’attribuer ces tâches à sa filiale STELSIA. Cette approche a un effet favorable sur l’évolution du SI, qui dispose ainsi de ressources supplémentaires pour assurer son développement et l’optimiser.
La SNCF a déjà saisi cette opportunité de mutualiser les SI transverses. Le gain en synergie mérite que le risque soit couru. Il faut par contre établir un protocole clair de fixation des critères de facturation (à la charge, au nombre de licences…) permettant de faire en sorte que ceux-ci ne puissent pas être mis en doute.
Pour les matériels, la virtualisation permet de faire baisser les coûts d’infrastructure, une machine physique pouvant héberger plusieurs machines virtuelles, dont les fichiers sont répartis sur des baies de stockages différentes. La machine physique a la possibilité d’accueillir des machines virtuelles hébergées sur des réseaux différents en respectant l’étanchéité. Une autre solution est de sous-traiter l’hébergement, ce qui provoquera une séparation nette des systèmes SNCF EF et SNCF GIU. Une infrastructure cloud computing est l’aboutissement de ce type de stratégie de réduction des coûts.
(*) Cette étude de cas a été réalisée par Benoît Borenstein (expert en virtualisation dans une SSII), Bruno Da Silva (directeur du département étude chez un éditeur de logiciels), Julio Ribeiro (chef de projet informatique chez un constructeur), Lahid Lechekhab (responsable informatique dans un centre de réadaptation), Laurent Gillot (expert IT au sein d’un centre de services partagés dans un groupe énergétique) et Mhamed Dalla (directeur de filiale d’une SSII).
Contrôler les flux de donnéesL’une des difficultés, lors de la transformation d’un système d’information, réside dans la gestion des flux de données. Dès lors que des applications sont reconfigurées, que de nouvelles sont développées et que les processus changent, l’impact sur la structure des données et leur circulation entre différentes applications risque de poser problème si le processus n’est pas correctement géré. Surtout pour les données comptables stratégiques.
La SNCF a anticipé cette problématique dès 2006, avec un projet qui a consisté à étendre le périmètre de l’ERP afin d’inclure la comptabilité et l’analyse de coûts. Un nouveau système, basé sur l’Accounting Integration Suite d’Axway, a adressé les fonctions Corporate (finance, juridique, achats…), de manière à gérer les différents flux de données des entités concernées. Quarante-cinq catégories de données sont distinguées (paie, budget, infrastructure, équipements…), elles-mêmes scindées en 144 sous-catégories. Chaque flux de données est supervisé par un responsable, en charge de piloter les événements business et de les traduire en données comptables, intégrées dans l’ERP. « Nous savons précisément comment une donnée est transformée et à quelle étape, assure Christian Denis, core business manager à la direction des systèmes d’information et des télécommunications de la SNCF, nous pouvons également partir d’une donnée comptable et l’associer à l’événement qui l’a générée. » Avec des volumes considérables, de l’ordre de 2,5 milliards d’entrées comptables par an. À lui seul, le système de paie génère trente millions d’entrées comptables par mois. Et émet des alarmes si un fichier attendu n’arrive pas à temps…
La transformation d’un système d’information dans un contexte d’ouverture du marché est probablement le chantier le plus difficile. Cette transformation conjugue en effet quatre contraintes fortes : d’abord une échéance incontournable, déterminée par une directive européenne qu’il est difficile de remettre en cause. Ensuite, une obligation d’ouverture d’une partie du système d’information à des concurrents (tout comme les opérateurs de télécoms ouvrent leurs réseaux à des concurrents). La troisième contrainte concerne le poids des considérations politiques, internes ou externes, qui font que les luttes de pouvoir occupent une partie du temps des responsables de la transformation du système d’information. Enfin, l’ouverture à la concurrence concerne des organisations qui ont historiquement vécu dans une situation de monopole. Cela a souvent donné lieu à des blocages et à une lenteur dans la modernisation, en particulier des systèmes d’information.
L’exemple d’EDF
En 2004, une deuxième directive impose une séparation juridique du gestionnaire de réseau de transport du gestionnaire du réseau de distribution. L’application de cette directive a pour conséquence une répartition des activités entre EDF (pour la production et la vente), RTE (pour le transport) et ERDF (pour la distribution).
D’un système d’information intégré, la transformation s’est opérée de deux manières distinctes. Pour le groupe EDF, chaque métier ou chaque filiale (ERDF…) possède sa propre DSI, sous la gouvernance d’une DSI Groupe. Le modèle de séparation entre chaque DSI privilégie la mutualisation et la séparation logique, avec une mutualisation des datacenters (centres de services partagés), des référentiels transverses (ERP, Paie, sécurité…) et une séparation logique des salles informatiques et du réseau.
Dans le domaine du transport (RTE), le SI s’est construit progressivement avec, comme cible, une indépendance totale. Les outils existants, dans un premier temps intégrés au datacenter EDF, mais dans une zone isolée accessible physiquement uniquement par RTE (comme pour les réseaux), ont été transférés dans un datacenter propre à RTE. Les nouveaux services et les informations commercialement sensibles ont été séparés physiquement et ne peuvent être accessibles par EDF. Afin d’être en cohérence avec les directives européennes, RTE s’est doté de son propre ERP.
Ouverture à la concurrence : les dix chantiers SI à privilégier | |||
Chantiers SI à privilégier | Principal risque | Opportunités | Principaux leviers |
Urbaniser et cartographier le SI existant | Oublier des applications stratégiques | Améliorer la connaissance sur le SI, fiabiliser la documentation sur les applications | Recensement des applications, audit de la documentation |
Optimiser les processus et la qualité des données et de leurs flux interapplicatifs | Lourdeur des processus par rapport aux nouveaux entrants | Fiabiliser les processus pour mieux les piloter | S’équiper d’une solution de BPM (Business Process Management) et de gestion de la qualité des données |
Adapter les compétences | Démotivation des équipes, surcoûts du recours aux prestataires | Enrichir les tâches des collaborateurs | Analyser les fonctions et les profils de poste |
Arbitrer entre centralisation et autonomie du SI | Lourdeur du SI (trop centralisé), synergies difficiles (trop d’autonomie) | Arbitrer entre les fonctions Core Model, autonomie des entités métiers, infogérance, cloud… | Élaborer des scénarios d’évolution à moyen terme, se faire accompagner par un cabinet de conseil |
Faire évoluer le SI existant (schéma directeur) | Faible alignement avec la stratégie de l’organisation | Élaborer une vision à moyen et long terme du SI | Se faire accompagner par un cabinet de conseil |
Sécuriser le SI | Piratage, insatisfaction des clients, risque juridique (responsabilité civile et pénale) | Mettre à niveau la sécurité avec des solutions à l’état de l’art | Effectuer des audits réguliers, avec un plan d’action |
Mutualiser, optimiser les infrastructures | Surcoûts, désorganisation, dilution des responsabilités, conflits avec les prestataires | Réduire les coûts | Définir les scénarios (infogérance, cloud, regroupement de datacenters…) en fonction du ROI escompté |
Développer de nouveaux services | Perte de parts de marché au profit des concurrents, insatisfaction des clients | (Ré)introduire l’innovation dans le SI, se rapprocher des clients internes, valoriser la DSI comme partenaire business | Réaffirmer le rôle de la DSI comme force de proposition, renforcer la veille sur les usages |
Renforcer l’usage de méthodologies de projet et la gouvernance | Dépassement des délais et des budgets, pilotage défaillant, mauvais alignement du SI sur la stratégie et les besoins des directions métiers | Réduire les coûts, fiabiliser les indicateurs de pilotage du SI, valorisation des tâches des collaborateurs | Élaborer un véritable tableau de bord de la DSI, créer une structure ad hoc en charge de la gouvernance du SI, intégrer les problématiques de l’entreprise numérique |
Communiquer | Perte d’adhésion aux projets de transformation, démotivation des équipes | Valoriser les missions de la DSI | Diffuser des newsletters, adapter l’intranet, utiliser la communication visuelle (affiche, vidéos, réseaux sociaux internes…) |
Source : Digitalonomics. |