Peut-on vraiment tout modéliser avec le Big Data ?

Eric Fimbel, professeur à Neoma Business School, explique pourquoi nous faisons face à une submersion d’informations et comment on peut la maîtriser. Le Big Data, paré de toutes les vertus, n’arrange rien. D’où la nécessité de savoir prendre du recul.

BPSI. Quelle est la spécificité de la collecte des données ?

Éric Fimbel. Le mécanisme de la collecte des données a deux préalables. D’une part, collecter de l’information suppose une attitude de quête. Donc, par définition, cela fait référence à une démarche et un mécanisme de questionnement par rapport à des objectifs ou, au moins, à des attentes, des espoirs plus ou moins déçus.

D’autre part, le processus correspond à une volonté de réduction des incertitudes. Nous ne cherchons de l’information que si l’on a une ou plusieurs questions préalables et que nous avons la volonté de réduire le champ de l’incertitude associée à cette question. Cette incertitude est intimement liée à une autre notion : l’anxiété. Autrement dit, on déplace le point d’incertitude, de manière à mieux formuler la question suivante, celle qui était cachée ou masquée par la fausse évidence de la première formulation, et ainsi de suite, espérant ainsi réduire au minimum l’incertitude et donc l’anxiété qui y est associée.

BPSI. En quoi ce processus peut-il se trouver altéré ?

Éric Fimbel. Tout au long de ce processus de quête de l’information et de collecte des données, il y a de multiples intermédiaires, que ce soient des êtres humains, des organisations, des machines ou des technologies… et, la plupart du temps, un cocktail de tout cela. Cette complexité laisse la porte ouverte aux aveuglements technologiques et aux dérives associées.

La donnée est censée représenter le réel, mais on sait bien que, sous l’effet de tensions ou de conflits, il ne faut pas confondre la donnée avec le réel. En outre, on ne sait pas où est la limite entre la data et le Big Data, d’autant que les algorithmes contribuent à fabriquer des mythes, voire à les imposer aux directions générales des entreprises. On retrouve dans ce domaine le prolongement des diktats technologiques que l’on connaît depuis longtemps, par exemple, croire que la technologie est neutre, indépendante des formes de pouvoir et d’organisation, qu’elle est toujours une réponse à des questions sociales ou sociétales, ou encore que la technologie est, par définition, un vecteur de progrès.

BPSI. Le Big Data génère-t-il aussi des mythes ?

Éric Fimbel. Oui et, avec le Big Data, un autre mythe éternel apparaît : celui qui laisse à penser que tout est modélisable, maîtrisable, comme le pensent nombre de mathématiciens. L’accumulation de données serait ainsi le moyen de tout contrôler. Mais il y a toujours un seuil au-delà duquel la donne change : comme l’eau qui bout en passant de 99 à 100 degrés, alors qu’il ne se passe rien pour une même variation d’un degré lorsque la température passe 20 à 21 degrés. Certes, on peut placer des capteurs sur presque tout, mais, en réalité, que capture-t-on ? Que ne capture-t-on pas ? Et comment surveiller les effets de seuil ?

Le Big Data introduit une ambiguïté qui n’est pas souvent relevée : on admet généralement que plus on dispose d’informations, plus on gagne en qualité, selon le principe « collecter plus pour gagner plus de connaissances ». En réalité, c’est souvent le mouvement inverse qui prévaut : le « plus » peut engendrer « du moins ».

BPSI. Quelles sont, selon vous, les principales raisons qui expliquent cette distorsion entre « espérer plus » et « récolter moins »?

Éric Fimbel. Nous pouvons en identifier quatre. La première raison tient aux relations que nous entretenons avec les sources d’information. Nous entretenons souvent des relations de confiance avec telle ou telle source et, de fait, nous acceptons a priori l’objectivité des données que ces sources fournissent. Le problème est que cette objectivité supposée peut s’avérer trompeuse…

L’absence de réflexion et de recul fera que nous croirons à l’objectivité de la donnée, alors que la part de subjectivité sera, en réalité, dominante… Ce phénomène est aggravé par les liens que nous entretenons avec telle source d’information : la personnalité de celui qui parle va compter plus que ce qu’il dit, on l’observe au quotidien dans tous les domaines, pas seulement dans le monde politique. C’est la négation même de la valeur intrinsèque de l’information…

Deuxième raison, qui est d’ailleurs liée à la précédente : outre la confiance dans les sources, il y a la confiance envers le support de capture, de stockage, de gestion et de restitution de l’information, autrement dit la confiance aveugle dans les technologies. Le risque d’une attitude béate à l’égard de la technologie est bien réel : on se souvient du général Mattis, du corps des Marines américains qui avait affirmé : « PowerPoint nous a rendu stupides », ou du général américain McMaster qui avait commenté l’usage immodéré de PowerPoint par les militaires : « C’est un outil dangereux, car il contribue à créer l’illusion d’une compréhension et l’illusion du contrôle, alors que beaucoup de problématiques ne sont pas « bullet-isables ». »

Des illusions que l’on retrouve dans les entreprises et qui sont symptomatiques d’une attitude bienveillante à l’égard des technologies, et donc peuvent faire confondre l’habillage, l’habit et l’habillé. L’histoire du théâtre et du masque devrait pourtant nous aider à nous distancier de cette confusion. On pourrait, bien sûr, dresser le même constat pour les technologies Big Data, décisionnelles ou l’analyse prédictive, très en vogue dans nos organisations. L’insuffisance de filtres sémantiques ou de taxinomies pertinentes aggrave la subjectivité masquée dans l’interprétation des informations.

La troisième raison tient à la définition des priorités dans ce que l’on cherche. En effet, chaque individu ou chaque organisation dispose de sa propre hiérarchisation, elle-même dépendante du moment dans lequel elle opère. Or, il est important d’attacher de l’importance aux liens entre les informations ainsi qu’aux signaux faibles, souvent annonciateurs d’évènements ou de tendances à prendre en considération avant qu’il ne soit trop tard !

Avec la masse d’informations qui nous submerge, le risque est de ne pas distinguer l’émergent signifiant et dérangeant qui structurera, voire façonnera, le futur. Enfin, la quatrième raison est liée à la confusion commune entre la représentation de l’information, sa « vitrine », et la réalité sur le terrain. On retrouve cette distorsion dans l’attitude de nombreux managers, qui, souvent arrogants et susceptibles, se complaisent encore dans une posture de type « je préfère un courtisan qui me ment plutôt qu’un grognard qui me dérange. »

BPSI. Comment peut-on inverser ce risque et faire en sorte que « plus » et « mieux » soient associés ?

Éric Fimbel. Il nous faut, d’abord, avoir conscience de tous ces biais et nous interroger sur le degré de confiance à l’égard des sources, sur les biais cognitifs et organisationnels qui brouillent notre perception de la vraie valeur de l’information et, bien sûr, nous détacher d’une vision excessivement technologiste, qui conduit à considérer que tous les problèmes peuvent être systématiquement maîtrisés, voire réglés, avec une technologie !

Il y a également deux comportements qui me semblent dangereux, face à la submersion par les informations. Le premier consiste à vouloir tout quantifier et tout monétiser, ce qui, à mon sens, conduit à diminuer la lisibilité, autant que la crédibilité, de l’information. Le deuxième correspond au fait de vouloir tout contrôler. Il faut, au contraire, accepter de ne pas être en capacité de tout contrôler, dans la mesure où la vitesse de création, de déploiement et d’adoption des technologies et de leurs combinaisons hybrides sera toujours plus élevée que les capacités de l’individu à en percevoir et à en analyser les effets, notamment sur l’information.

BPSI. Comment, dès lors, affronter tous les risques de submersion ?

Éric Fimbel. Je distingue deux sortes de submersion : celle qui est visible et celle qui est sournoise. La première vague peut s’assimiler à la houle, facile à contrôler, ou à une vague scélérate, qui fait chavirer. Elles se caractérisent par leur ampleur, leur caractère inédit et par leur vitesse de propagation. Pour y faire face, il faut construire des digues et des barrages, en prenant garde à la perspective : une vague submersive n’est pas perçue de la même manière selon que l’on est près du sol ou dans un hélicoptère…

La submersion sournoise, elle, présente de multiples risques : le mirage de la quantification et de la monétisation, qui aboutit à assimiler la logique selon laquelle « les chiffres parlent d’eux-mêmes » ; le déni, qui conduit à altérer les capacités à imaginer ; la pensée paresseuse, qui consiste à se contenter de commenter des feuilles de tableurs ; l’allergie à la variété ou encore, et c’est plus grave, le laminage des signaux faibles. Il aboutit à ignorer tout ce qui ne rentre pas dans une structure pré-établie de données, mais, hélas, la réalité se venge toujours !

Enfin, l’un des risques de la submersion sournoise réside dans ce que j’appelle le « syndrome de la quatrième de couverture », à l’image des livres qu’on ne lit pas mais, en parcourant la quatrième de couverture, on a l’illusoire et arrogante impression d’en avoir assimilé toutes les idées. Dans les entreprises, il y a beaucoup de dirigeants « quatrième de couverture »…

Pour résumer, nous pourrions nous inspirer d’une métaphore aquatique, si l’on admet que ce qui est nommé Big Data prend la forme d’une déferlante submersive : face à une montée plus ou moins rapide du niveau des eaux, soit l’individu coule, soit il surnage, selon sa capacité à vivre dans un environnement liquide plus ou moins agité, ou alors il organise son refuge sur une terre ferme non encore submergée. Dans le premier cas, le radeau, le masque, le tuba et/ou la bouteille d’oxygène s’imposent… mais l’improvisation de la survie et de ses moyens associés peuvent, dans la durée, se révéler insuffisants, voire vains. •


(*) Eric Fimbel est professeur à Neoma Business School, Docteur en Sciences de Gestion. Il est membre du Laboratoire Interdisciplinaire en Sciences de l’Action (LIRSA) du CNAM (Paris) et conseiller scientifique de plusieurs organisations professionnelles. Ses travaux portent sur l’alignement et les synchronisations stratégiques, l’externalisation, le management des systèmes d’information, les partenariats stratégiques, la RSE et les portefeuilles de risques.