« Il est utile de réduire la complexité qui nous entoure. » Cette affirmation de Luc de Brabandère, dans son dernier ouvrage, ne peut que susciter l’adhésion des DSI. Réduire la complexité permet « d’appréhender notre environnement, d’en parler… » selon l’auteur, qui ajoute : « Cette démarche qui consiste à simplifier les choses porte un nom : la modélisation. »
Autrement dit : la pensée est impossible sans modèle. Hélas, cela ne semble pas être une caractéristique fondamentale de nombre d’entreprises. « Il y a trop de réunions où se côtoient vœux pieux et malentendus récurrents, trop de discours construits sur des définitions floues ou des argumentations fragiles. Il y a trop de discussions qui ne débouchent pas vraiment sur des actions concrètes. »
Cela suppose bien évidemment d’arbitrer en permanence et cette démarche n’a rien d’aisée : Luc de Brabandère explique ainsi qu’apporter la solution à un problème impose de percevoir la difficulté (alors que tout est mouvement…), d’y mettre des mots, d’énoncer des jugements (ce qui ne peut échapper aux biais ou à la caricature), de construire un raisonnement, et communiquer.
L’auteur résume ainsi ce parcours difficile : « La perception est subjective et biaisée. Les mots choisis pour conceptualiser ne sont jamais parfaits. Les jugements ne peuvent échapper aux stéréotypes. Les erreurs de logique guettent tout raisonnement. Une argumentation peut dévier en sophisme et la communication est un risque permanent de malentendus. »
Les Mots et les Choses de l’entreprise, approche philosophique de la stratégie et de l’innovation, par Luc de Brabandère, Éditions Mols, 140 pages.
Qu’est-ce qu’un modèle ? L’auteur propose la définition suivante : « Un modèle est une construction mentale dans laquelle la réalité est fortement simplifiée en vue d’être appréhendée de manière utile, en fonction d’un objectif. Il permet de penser le réel et d’agir sur lui, il est à la fois abstraction du présent et support pour la construction du futur. » Un modèle n’a donc pas pour but de représenter la réalité.
L’auteur précise, en rappelant le principe bien connu que la carte n’est pas le territoire : « Tout modèle est faux, seule la question de son utilité est pertinente. Son but est de styliser le réel, d’en rendre saillants les traits importants. Il est plus caricature que dessin, plus schéma que dessin. » Il faut donc d’emblée renoncer à élaborer une image unifiée de la réalité.
La construction de modèle repose sur des formes de pensée, c’est-à-dire l’action de « relier entre eux des données et des faits observés au moyen de structures mentales qui leur donnent du sens ». L’auteur ajoute : « Une idée se forme alors, qui est acceptée comme hypothèse de travail, elle est ensuite confrontée aux faits pour être confirmée, réfutée ou modifiée. »
Personne n’est parfait
La pensée se structure de deux manières : par déduction ou par induction. Dans le premier cas, la réflexion part d’un concept ou d’une hypothèse pour descendre vers la réalité en suivant les règles de la logique. Le mot central de la déduction est « donc ». L’auteur explique : « L’induction est […] là où se forment les concepts, s’élaborent les stratégies, se construisent les modèles. La réflexion y remonte à partir d’observations pour aboutir à l’une ou l’autre hypothèse dont on ne peut être sûr à 100 %. Une induction parfaite est impossible car elle prendrait un temps infini. Une induction suppose nécessairement un lâcher prise, un raccourci, un temps de non-rationalité, car il n’est pas rationnel d’être 100 % rationnel. »
Les technologies jouent évidemment un rôle central dans la production de la pensée. « Au début de l’informatique, si l’utilisateur ne savait pas comment fonctionnait la machine, il maîtrisait au moins ce qu’elle faisait, assure Luc de Brabandère. Aujourd’hui, cela lui échappe, l’impact de ses interactions avec Internet lui est inconnu. Les outils de la pensée nous aident à penser mais changent notre manière de penser.
Et quand on voit un utilisateur face à son écran, on peut même se poser la question : au fond, qui programme qui ? Qui pilote ? Qui contrôle qui ? » Si la question se posait déjà avec la télévision, elle se pose de manière plus aiguë aujourd’hui, en particulier avec les moteurs de recherche. À tel point que l’auteur se demande s’il sera encore utile de mémoriser les connaissances. « L’homme se souvenait « en lui » et ne pouvait transmettre qu’oralement. Dans un deuxième temps, l’invention de l’écriture lui a permis d’externaliser sa mémoire sur un support durable. Peut-être qu’avec Internet, faire un effort de mémoire deviendra une perte de temps. Avec Internet, on pourrait même oublier un jour ce que signifiait se souvenir. D’ailleurs, qui connaît encore des numéros de téléphone par cœur ? »
Cette évolution recèle un véritable danger, celui de voir s’estomper, voire disparaître l’indispensable regard critique que doit conserver tout individu et, plus encore, tout manager et, plus encore, tout DSI. « Il faut se poser la question du fondé des informations, distinguer le populaire et le vrai, redéfinir sans cesse ce qu’est l’intelligence, apprendre à vivre entouré d’informations mouvantes, inachevées, partielles, instables, invérifiables. Sur Internet, on ne conclut pas, le surf ne s’achève pas dans la synthèse. »
Au-delà cette vision relativement pessimiste, Luc de Brabandère estime que les technologies sont à la fois bonnes et mauvaises. À l’heure où, estime l’auteur, « la mémoire de l’humanité numérique n’a plus de limites […], des outils puissants requièrent une pensée audacieuse ». Surtout à l’heure où, estime l’auteur « la société dite de l’information est surtout une société où l’homme n’est plus capable d’assimiler cette information »