Le mot productivité, à l’instar de qualité ou de l’innovation, est un mot valise. Et l’on trouve dans cette valise tous les concepts du productivisme mais aussi leur contraire. L’un des effets pervers de la productivité est, qu’au-delà d’une certaine limite, elle contribue à appauvrir l’organisation. Ce qui n’est pas, reconnaissons-le, son objectif originel. Comment s’exprime ce paradoxe ?
Pour le montrer, retenons trois exemples emblématiques d’entreprises ou d’organisations, certaines de taille humaine (de 1 000 à 6 000 collaborateurs), d’autres de plus grande envergure (de 10 000 à 30 000 collaborateurs), chacune occupant une position sectorielle spécifique et dotées de niveaux de maturité managériale différents.
Le premier exemple concerne un opérateur de télécommunications américain. À l’issue de réflexions stratégiques, l’opérateur décide de réorienter son positionnement : il abandonne ses positions acquises sur le marché des communications mobiles avec des offres de milieu de gamme. La nouvelle stratégie se traduit par un grand écart commercial : d’un côté, des offres de cartes prépayées pour des consommateurs peu argentés ; de l’autre, des offres haut de gamme, dont le client type est le « trader geek » de New York, gros pourvoyeur d’explosion de forfaits.
Sur le papier, la stratégie est tout à fait pertinente. La productivité de l’opérateur est centrée sur deux axes commerciaux clairs : d’une part, une approche de maximisation des prix-volumes sur les offres prépayées, et, d’autre part, une stratégie de développement de services à valeur ajoutée vers des clients fortement contributifs. Quel fut le bilan, deux ans après la mise en œuvre de la nouvelle stratégie ? La productivité directe, mesurée par unité d’œuvre produite, était tout à fait satisfaisante mais la rentabilité de l’opérateur ne s’était pas redressée…
Que s’était-il passé ? En réalité, la simplicité des nouveaux axes de développement commerciaux de l’opérateur a incité tous les collaborateurs à pousser les recherches de productivité à l’extrême, entrainant, de façon sournoise, un effet de stratification de l’organisation et des offres. Le manque de flexibilité que ces améliorations successives étaient censées résoudre s’en est trouvé renforcé, avec des effets désastreux sur la demande et, par ricochet, sur la production. On retrouve là le piège d’une excellente productivité sans volume de production. Les managers qui ont vécu cette situation peuvent, sans craindre d’être accusés de noircir le tableau, la qualifier de véritable cauchemar !
Conclusion : l’opérateur peut retourner dans le « marais stratégique » qui est, certes, une position moyenne, mais qui présente l’avantage d’être la seule compatible avec la taille de l’organisation et sa faible capacité opérationnelle à structurer le marché… Ne s’appelle pas Apple qui veut… ! Et il est souvent préférable de nager entre requins bien nourris dans le « Red Ocean » (là où l’espace concurrentiel est saturé) que d’explorer, le ventre vide, le mythique « Blue Ocean » (là où de nouveaux espaces stratégiques restent inexplorés).
La deuxième illustration décrit la filiale-pays d’un constructeur automobile mondial, entité de production et de revente en B to B employant 7 000 personnes et produisant un millier de véhicules jour. Cette usine filialisée et relativement autonome est, à quelques années d’intervalle, un faux-vrai Renault Vilvoorde. Faux parce que la maison mère n’est pas acculée à la fermer à court terme, mais vrai par son incapacité récurrente à en redresser la rentabilité.
Une analyse sur le terrain a permis de constater un écart significatif entre la réalisation des critères de productivité, par ailleurs très bien calibrés, et leur effet éphémère. Pourquoi ? En réalité, le monde industriel est devenu « liquide », en termes de stabilité des engagements de tous et de chacun. Ainsi, par exemple, le client modifie ses commandes au dernier moment, le fournisseur est en rupture et ne prévient pas, les cadres exigent en permanence des reporting contradictoires, les groupes modifient leur plan de production entre leurs usines sans anticipation…
Autrement dit, dans ce monde « liquide », le chemin critique en production devient instable : sur le terrain et en bout de chaîne, il est devenu impossible de survivre, sans profiter des ruptures de chaîne pour se constituer des marges de manœuvre dissimulées : stocks de pièces détachées cachés, renforts ponctuels masqués, etc.
Ces marges de manœuvre, qui sont des réserves de survie, deviennent autant de goulets d’étranglement sur le sacro-saint chemin critique. Conclusion : les opérationnels négocient en permanence avec la direction générale pour pérenniser ces marges de manœuvre, réserves de puissance, en échange d’une saine élasticité de la productivité exigée.
Le troisième exemple est l’histoire d’une fille mal aimée, filiale high-tech d’une maison-mère. Cette société de services, à couverture nationale, forte d’un millier de collaborateurs, a tout essayé pour plaire à sa maison-mère : se diversifier dans les services de commodité pour augmenter les volumes, se diversifier dans la vente de matériels informatiques et dans la location pour augmenter la marge. Hélas, elle se savait condamnée à être vendue ! Mais, dans un contexte économique déprimé, les acquéreurs ne se bousculaient pas.
L’équipe de direction, plutôt désabusée et sans repères, n’avait d’autres missions que celles de ne pas coûter plus que nécessaire à son actionnaire, et de ne pas facturer la maison mère plus que ne le feraient ses concurrents du marché. Autant dire que de tels inducteurs stratégiques ne contribuaient ni à alimenter l’envie de productivité, ni à doper la rentabilité, ni à disposer les personnes à un travail intense de remise en cause créative…
Comment rendre l’entreprise attractive, pour un actionnaire indifférent ou d’éventuels acquéreurs, eux-mêmes mal en point ? Fallait-il stimuler un énorme effort de productivité ? Mais pourquoi…? Fallait-il tenter de nouvelles diversifications ? Mais pourquoi…? On l’a vu, ses activités ne motivaient pas vraiment ses collaborateurs, n’étaient généralement pas rentables et n’étaient pas non plus particulièrement reconnues par ses clients… Tout cela pointait sur une vraie question : quel était le cœur de métier de cette société en déshérence ? Son métier n’était-il pas, contre toute attente, de savoir gérer dans la durée des relations difficiles avec son grand groupe actionnaire ? Et de transformer cette capacité en une offre commerciale ?
Dix-huit mois plus tard, la société s’était transformée : les infrastructures ont été vendues, les services sous-traités et les premiers gros contrats ont été signés. Ce profond changement de paradigme a fait émerger l’un des premiers gestionnaires de parcs informatiques, aujourd’hui convoité par les grands acteurs du secteur. Conclusion : un avenir bouché, une productivité asymptotique, un corps social désespéré, peuvent se transcender sur un seul changement de position stratégique, d’autant plus, évidemment qu’il est gagnant.
En synthèse, pour réaliser des performances, rien ne sert de river son regard sur sa jauge de consommation instantanée, quand on conduit son auto, ni sur sa VMG, pour les amateurs de voile. C’est déprimant en ville, trompeur sur autoroute ; c’est déprimant en régates au bord à bord, et fatiguant au large…
Face à l’importance des autres paramètres, tels le coût des énergies, ou à la prégnance des volumes produits et vendus, la productivité directe est un levier qui reste marginal. Elle ne peut seule aboutir à des résultats marquants et durables. Faire de la productivité directe et simple en écrasant les coûts. Rien de plus facile ! C’est une forme de « Window Dressing » dont l’effet ne survit pas à l’année en cours : le coût est d’autant plus lourd qu’il rattrape les managers sans prévenir, au moment où ils croient avoir stabilisé la productivité.
Ce rattrapage s’exprime à trois niveaux : en coût des marges de manœuvre que les parties prenantes n’auront pas manqué de se reconstituer pour compenser (fournisseurs, opérationnels, commerciaux…), en perte de qualité puis de compétitivité, en perte, enfin, de capacité de rebond, d’élasticité, de motivation et de dynamique humaine.
Ne vaut-il pas mieux inverser la proposition et s’attaquer, d’abord, aux facteurs de développement ? L’approche est, certes, beaucoup plus complexe mais, tellement plus enrichissante, et tellement plus durable…
Cet article a été écrit par Daniel Martin, Président d’Aerial, cabinet spécialisé dans l’alignement stratégique et la réalisation de gains de performance.