Dans la mythologie, les hommes devaient se soumettre aux dieux et aux titans : « Ils n’avaient pas le choix. Est-ce le même sort qui nous attend dans cette nouvelle ère ? », se demande Charles-Edouard Bouée, qui assure que le capitalisme du XXIème siècle fait la part belle aux géants numériques, nouvelle race de titans que sont les GAFAM. Leur objectif ?
« Non pas de mettre le monde à feu et à sang, mais de s’enrichir sans limites en créant des écosystèmes planétaires régis par des modèles mathématiques hyper-relationnels et redoutables d’efficacité », résume l’ancien patron du cabinet de conseil Roland Berger. L’un de leurs points forts est que ces géants n’ont pas de clients mais « plusieurs milliards de croyants dont ils monétisent les données. » Avec d’inévitables dérives : on se souvient des scandales Cambridge Analytica (Cf. Best Practices, n° 256, 10 mai 2020) et des multiples influences des réseaux sociaux lors d’échéances électorales, notamment aux États-Unis ou à l’occasion du Brexit.
Une profusion de capitaux
La période actuelle voit une profusion de capitaux qui, loin de doper la croissance, servent surtout à augmenter le prix des actifs, en particulier des actions des start-up, avec le spectre des bulles spéculatives qui menacent d’éclater à tout moment. Et lorsque l’argent n’est plus un problème, c’est la course à la taille. Pour Charles-Edouard Bouée, « le capitalisme financier a fait le lit des titans technologiques et économiques. Aucun rêve n’est plus inaccessible dans un monde où l’argent est tellement abondant qu’il ne coûte presque rien, voire coûte à ceux qui le conservent. Nourrir des projets fous comme celui d’aller sur Mars lorsque l’on est un entrepreneur privé ? Pas de problème, les capitaux sont là. » Ainsi, un projet qu’autrefois on aurait qualifié de pure folie devient possible et encouragé. Lorsqu’ils ne les dépensent pas, les titans du numérique accumulent des trésoreries énormes. Charles-Edouard Bouée rappelle que celle d’Apple (environ 100 milliards de dollars) est équivalente au coût du programme spatial américain qui a envoyé un homme sur la lune. Sans parler des capitalisations boursières délirantes…
C’est donc un changement radical de modèle, avec trois ingrédients qui ont contribué à le faire émerger : une révolution monétaire, une révolution technologique et une révolution sociale « qui éloigne de plus en plus ceux qui profitent des deux premières et ceux qui les subissent. En agitant le tout, on provoque un changement total de modèle, la création d’un monde nouveau où toutes les règles anciennes deviennent obsolètes. » Outre un pouvoir financier, les titans numériques ont aussi un pouvoir géopolitique et social, dans la mesure où ils remodèlent les usages et où les plus faibles sont condamnés à disparaître.
Des risques visibles : vie privée, désinformation et esclavage numérique
Charles-Edouard Bouée va même plus loin et affirme que ces vingt dernières années ont été tout aussi fondamentales pour l’humanité que la conquête de l’Amérique ou l’exploration de l’espace, « parce qu’il y a plus de découvertes que dans toute l’histoire de l’humanité. » Une situation que personne n’avait anticipé, en particulier dans ses inconvénients. D’abord pour le maintien de la vie privée. « Cet espace que l’homme a conquis de haute lutte au cours des siècles précédents, a été piétiné et dévasté », déplore l’auteur. Ensuite, par les dérives sur l’information, où l’on peut de moins en moins démêler le vrai du faux, le volume de plus en plus important des opinions et des expériences personnelles l’emporte sur les faits. Enfin, par de nouvelles formes d’esclavage qui apparaissent, avec les plateformes, mais aussi l’intelligence artificielle.
Bien sûr, le discours des titans reste idyllique : « Ils créent d’autres types de légendes : celle d’un monde propre, efficace, où il n’y a que des gagnants, celle d’un univers où tout est disponible pour tous, un âge d’or de la consommation dans lequel les technologies résoudront tous les problèmes. Ils créent un monde virtuel pour faire oublier que leur objectif ultime est de transformer ces légendes en espèces sonnantes et trébuchantes pour eux-mêmes, par une course effrénée à la puissance et au contrôle des activités humaines », prévient Charles-Edouard Bouée. Ces géants n’ont évidemment guère souffert de la crise sanitaire et ont continué à accumuler des richesses (financières et en données). « Les titans ne sont que des robots sans compassion, incapables de s’investir massivement de façon émotionnelle auprès des humains qu’ils prétendent pourtant connaître si bien », affirme l’auteur, pour qui « leur hyper-rationalité les a fait passer à côté de ce que nous attendions d’eux au cœur de la crise : l’empathie. »
L’IA, un outil de domination économique et géopolitique
Et ce n’est pas la prolifération de l’intelligence artificielle qui va arranger les choses. Pascal Boniface, fondateur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), rappelle, en exergue de son ouvrage sur la géopolitique de l’intelligence artificielle, la citation de Vladimir Poutine qui, en 2017, affirmait : « Le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence artificielle dominera le monde. » Logiquement, l’IA est devenue un terrain de confrontation entre les pays, en particulier entre les États-Unis et la Chine. « La force d’une armée ne se mesure plus depuis longtemps au nombre de poitrines que l’on met derrière les baïonnettes. C’est désormais l’innovation technologique qui fait la différence, et l’intelligence artificielle devrait encore plus accentuer cette tendance », explique Pascal Boniface, pour qui « la Chine, très en retard il y a une ou deux générations, est en passe de rattraper et même dépasser les Etats-Unis à une vitesse vertigineuse, aussi bien s’agissant de l’IA que de l’économie en général. » La Chine a une vraie politique industrielle dans ce domaine.
Les GAFAM menacent les États
La puissance des pays repose essentiellement sur celle des grandes entreprises du numérique, qui peuvent menacer les Etats. Pour Pascal Boniface, « en termes de population, de puissance économique, de services quotidiens rendus, et même de fonctions régaliennes, ces géants sont en train d’empiéter sur le domaine des Etats. Et ils pourraient constituer la menace la plus sérieuse n’ayant jamais existé. » Avec des niveaux de richesses auxquelles « il est difficile de trouver un sens et une signification. » Le seul chiffre d’affaires de Facebook équivaut au PIB du Liban et celui du chinois Alibaba à celui du Congo. Jeff Bezos est aussi riche que l’Etat du Qatar, Bill Gates aussi fortuné que l’État du Koweit et Elon Musk que celui du Maroc. « Cela donne (à ces milliardaires fastueux et grigous) tous les moyens de concurrencer les puissances étatiques. Quelle est la crédibilité à long terme de leurs engagements ? A qui doivent-ils rendre des comptes ? A personne ! », assure Pascal Boniface. En tous cas pas à l’Europe, victime de l’évasion fiscale généralisée que ne se privent pas de pratiquer les géants du numérique, pour un manque à gagner estimé entre 500 et 1 000 milliards d’euros par an, qu’il est difficile de récupérer parce que les meilleurs avocats sont à la manœuvre au service de leurs riches clients. « Les sommes qu’ils dépensent dans ces procédures ne sont rien en comparaison de ce que cela leur permet d’économiser. »
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, Pascal Boniface revient sur deux analyses qui s’opposent quant à son influence. D’un côté, l’IA permettrait à chacun de « prendre son destin en main et de s’informer. » De l’autre, elle serait un moyen d’asservir les individus dans un système totalitaire. Pour l’auteur, le risque existe, celui de « transformer le citoyen en consommateur passif en tuant son libre arbitre et en l’emprisonnant à son insu, ou avec son acceptation non consciente, pour devenir une machine à acheter et consommer sans réflexion ni recul. »
La France est-elle dépassée dans le domaine de l’IA ? « Il est temps de sortir de notre somnambulisme stratégique, ne serait-ce que pour être pris plus en considération par notre partenaire américain. Nous ne devons pas dépendre du choix fait tous les quatre ans par les habitants du Michigan », pense Pascal Boniface. Car « l’intelligence artificielle est une base essentielle de la puissance de demain, le virage ne peut être manqué. » Vladimir Poutine n’aurait pas mieux dit…
L’ère des nouveaux titans, par Charles-Edouard Bouée, en collaboration avec François Roche, Grasset, 2020, 177 pages.
Géopolitique de l’intelligence artificielle, comment la révolution numérique va bouleverser nos sociétés, par Pascal Boniface, Eyrolles, 2021, 207 pages.