Un comportement commercial plus mesuré : c’est ce que le Cigref exige de la part des grands éditeurs. L’association de grandes entreprises constate une détérioration considérable des relations avec les fournisseurs depuis plusieurs années.
Les éditeurs de logiciels aiment à réaffirmer régulièrement leur attachement à la satisfaction de leurs clients. C’est probablement vrai pour la plupart d’entre eux, mais pour certains, notamment les plus grands, c’est plus problématique. Le club Relations Fournisseurs du Cigref a ainsi pointé du doigt les comportements de Microsoft, SAP, Salesforce et Oracle. « Les éditeurs qui s’estiment en position de force peuvent être tentés de recourir à des pratiques irritantes pour les clients », assure Bernard Duverneuil, président du Cigref.
Notamment parce qu’ils restent rivés sur un modèle traditionnel qui se révèle être en bout de course… « Beaucoup d’éditeurs ont gardé l’obsession du chiffre d’affaires récurrent et ont du mal à se transformer, d’où une incapacité des grands éditeurs à accompagner les entreprises dans une démarche d’innovation, à la fois technologique et métier », déplore le président du Cigref, pour qui il y a « une dégradation et un déséquilibre dans les relations avec les fournisseurs qui sont autant de freins à l’agilité et à l’innovation. »
Des pratiques archaïques
Un constat partagé par Philippe Rouaud, DSI de France Télévisions et président du club Relations Fournisseurs du Cigref : « Ces pratiques archaïques servent à maintenir la position des éditeurs sur le marché et à garantir leurs revenus, avec des « chasseurs de prime » à l’approche des fins de trimestre. » Et les promesses du cloud ne sont pas toujours tenues, par exemple, comme le fait Microsoft, en imposant une facturation annuelle, ce qui semble contradictoire avec le principe de facturation à la consommation du cloud.
Les entreprises membres du Cigref décrivent d’ailleurs Microsoft comme un éditeur conscient de sa position dominante, qui considère « avec désinvolture les préoccupations et demandes de ses clients. » Elles expriment également une défiance à l’égard d’Oracle et étudient, de plus en plus, des stratégies de sortie à travers des offres propriétaires alternatives ou libres. Concernant Salesforce, même si la disponibilité, la transparence et la démarche de co-construction de l’éditeur est plutôt bien vue, « sa croissance par acquisitions, afin de se repositionner du CRM vers l’accompagnement de la transformation numérique des entreprises, se fait au prix de difficultés significatives pour les entreprises et les administrations », observe le Cigref (voir tableau), pour qui Salesforce « doit aujourd’hui se fortifier pour se mettre au niveau des exigences de ses grands comptes, en développant son écosystème. »
De son côté, SAP a fait évoluer son modèle de tarification, selon deux grands principes. D’une part, l’introduction d’une tarification basée sur le nombre de documents générés dans l’ERP. D’autre part, une séparation des forces de vente et de celles en charge des audits de licences. SAP n’a toutefois pas été au bout de cette logique, en imaginant un modèle de licence intégralement basé sur les usages. D’autant que ce nouveau modèle de tarification ne se substitue pas à l’ancien, basé sur le nombre d’utilisateurs.
Quatre stratégies pour verrouiller les clients
Les entreprises membres du Cigref mettent en exergue quatre points de blocage :
1. Proposer moins pour gagner plus. Les éditeurs, Microsoft, Oracle, Salesforce et SAP en tête, s’assurent que les dépenses des clients restent sur une courbe ascendante, à travers divers mécanismes comme l’adaptation continue des métriques, l’obsolescence programmée des logiciels par l’arrêt du support ou de la compatibilité avec les versions plus récentes pour forcer la montée de version, l’entrée de nouvelles technologies, ou des pratiques commerciales qui pourraient s’assimiler à de la vente liée.
« Le support génère au moins 80 % de marge et c’est un revenu sans risque », rappelle Philippe Rouaud. C’est pour cette raison que des challengers, par exemple Rimini Street, peuvent pratiquer des tarifs nettement inférieurs à ceux des grands éditeurs. En outre, il est difficile d’établir une prédictibilité des prix : « Les régulations sont parfois douloureuses au-delà du prix d’appel », ajoute le président du club Relations Fournisseurs du Cigref.
2. Multiplier les audits hostiles. Les entreprises dénoncent la dérive de l’usage de l’audit, droit de l’éditeur à contrôler la conformité de l’utilisation qui est faite de ses licences avec le contrat signé par le client. Elles témoignent d’audits venant sanctionner le décommissionnement applicatif, le choix d’une tierce maintenance ou encore une stratégie de sortie des services de l’éditeur. Ces audits, qui ont toute l’apparence d’audits de représailles, sont très présents chez de plus petits éditeurs, comme Micro Focus, et participent sans doute de la stratégie de préservation de leur chiffre d’affaires.
Le Cigref s’interroge, par ailleurs, sur la compatibilité de l’audit avec le secret des affaires, certains éditeurs imposant aux clients des scripts jugés intrusifs. « L’éditeur sait ainsi qui sont ses concurrents installés chez ses clients, cela favorise l’espionnage industriel », assure Philippe Rouaud.
3. Facturer des accès indirects. C’est la spécialité de SAP, mais, pour les entreprises, les accès indirects reflètent l’agonie d’un modèle de licence basé sur la tarification à l’utilisateur des systèmes SAP, confronté à la généralisation de l’Internet des objets, des agents et autres systèmes externes. Craignant la contamination à d’autres éditeurs, les membres du Cigref dénoncent l’introduction de la nouvelle métrique « non humaine » (Indirect/Digital Access) de SAP et ses effets : l’augmentation significative des coûts, liée à des règles de conversion déséquilibrées, et l’absence de définition claire des nouvelles métriques.
Ils considèrent que la protection de la propriété intellectuelle devient un outil, ou même un prétexte commode des éditeurs, pour conserver la profitabilité des licences. « Un éditeur n’a jamais intérêt à ce que ses clients comprennent ce qu’il y a dans les contrats », souligne Bernard Duverneuil.
4. Assécher l’innovation et affaiblir les solutions alternatives. Le rachat de la concurrence et des start-up par les grands fournisseurs (Java par Oracle, MuleSoft par Salesforce ou GitHub par Microsoft, pour ne citer que les plus récents) a pour effet de réduire l’écosystème de croissance et d’innovation et inquiète les membres du Cigref.
De plus, dans un marché en pénurie de compétences, ces rachats génèrent des difficultés majeures d’intégration des solutions et d’alignement commercial. Cette problématique est particulièrement vraie pour Salesforce qui peine à gérer sa croissance par acquisitions.
Quelles solutions alternatives ?
Face à ces pratiques de verrouillage du marché, que peuvent faire les entreprises et les organisations publiques ? « Elles étudient des solutions alternatives à ces fournisseurs historiques, par exemple l’Open Source, dont le modèle ouvert et coopératif semble davantage propice à l’innovation et à l’émergence ou à l’attraction des talents », souligne Philippe Rouaud.
Reste à franchir le pas. A la demande de ses membres, le Cigref a concrétisé, fin 2017, ses différentes annonces de lancement d’un groupe de travail sur la recherche et l’étude d’alternatives aux grands éditeurs. Les entreprises veulent également pouvoir utiliser les solutions apportées par la transformation numérique et qui représentent de véritables leviers technologiques. Ces solutions sont la plupart du temps Open Source, par exemple pour l’intelligence artificielle, l’analytique, le Big Data, les APIs, le cloud, l’Internet des objets…
Mais, pour l’heure, les logiciels Open Source sont principalement utilisés dans l’infrastructure et, dans une moindre mesure, dans les applications métiers. « En partageant leurs retours d’expérience et les organisations mises en place pour répondre aux spécificités de l’écosystème Open Source, nos membres se dotent de moyens pour faire bouger les lignes lors des négociations ou pour passer à l’action », souligne le Cigref.
Outre l’Open Source, des acteurs comme Amazon ou Google peuvent se positionner en challengers des grands éditeurs propriétaires. Quoique… « Apprécié des clients pour son large catalogue de services et sa tarification souple et transparente, Amazon l’est un peu moins pour sa rigidité contractuelle », note le Cigref.
De son côté, Google peut aligner de sérieuses références en France, comme Airbus ou Veolia. Après quelques rencontres ponctuelles de haut niveau ces dernières années, le Cigref et Google ont décidé de pérenniser un groupe de travail, dont la première réunion se tiendra au second semestre 2018. Parmi les sujets identifiés : la protection des données, les modèles de tarification et l’usage, la dépendance et la réversibilité, l’écosystème (partenaires intégrateurs et technologiques), le poste de travail (mobilité, identification…).
Microsoft, Oracle, Salesforce, SAP : les principaux points de blocage avec leurs clients | |
Éditeurs | Points de blocage |
Microsoft |
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Oracle |
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Salesforce |
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SAP |
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Source : Club Cigref Relations Fournisseurs. |