Quand la pénurie de talents se conjugue avec de nouveaux impératifs d’innovation, les entreprises se trouvent fragilisées. Au-delà du constat, c’est à la fois le modèle français de formation et les attitudes individuelles qui sont en cause. Un état des lieux dressé lors d’un débat organisé par Arrowman Executive Search.
« Il faut partir d’un constat : le manque de ressources est flagrant, ce qui n’est pas sans conséquences sur les mécanismes de la création de valeur dans les entreprises», assure Jean-Pierre Scandella, co-fondateur d’Arrowman Executive Search en France et responsable de la Practice IT-Telecom-Media du cabinet spécialiste du recrutement de dirigeants et d’experts par approche directe.
Un constat qui est largement partagé : « Les environnements technologiques sont complexes, l’intégration n’est pas aisée, et il nous faut des compétences très rapidement. La moitié de nos ressources proviennent de prestataires externes, nous pouvons ainsi bénéficier de compétences précises sur des missions précises », explique Ludovic de Grandpré, directeur des systèmes d’information de Rothschild & Cie Banque.
« Les start-up éprouvent également des difficultés à trouver des développeurs et des informaticiens. Le seul moyen est de trouver des compétences là où elles sont », déplore Didier Tranchier, consultant et professeur à l’INT (Institut national des télécoms). Par exemple en Inde ou en Chine.
Hypertensions et hyperspécialisations
Pour sa part, François Fromangé, CIO de l’équipementier automobile Inergy Automotive Systems, observe « une carence en matière de formation, avec des déficits d’expertises, les points de rareté sont partout, par exemple pour des profils de manager international pour l’Asie. A cela s’ajoutent des pénuries de compétences chez les éditeurs de logiciels majeurs, y compris pour les prestations de services ».
Des secteurs comme les télécoms sont particulièrement concernés. Le dernier baromètre de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres) estime par exemple que ce secteur « appelle de nouvelle compétences techniques rares ».
Les enjeux business imposent de telles stratégies de recherche rapide de compétences et d’innovation : « Dans l’industrie, l’innovation peut rapporter beaucoup d’argent, mais dans la banque, nous n’avons pas de brevets et les bonnes idées business sont copiées en quelques mois. On ne peut donc pas miser sur l’innovation pour générer du chiffre d’affaires, ce que nous vendons, c’est notre expertise des métiers de nos clients et le CV de nos collaborateurs. En situation de rareté, l’individu prend donc le dessus. Nous nous concentrons sur les métiers de la banque, pas sur les technologies de l’information. Il serait tellement facile de nous autoalimenter en projets IT sans valeur ajoutée pour le business ! », souligne Ludovic de Grandpré.
Dans le monde industriel également, et peut-être même davantage que dans le monde des services, le couplage innovation-talents apparaît de plus en plus déterminant : « La survie d’un équipementier passe par l’innovation, dans un contexte où l’on doit être de moins en moins cher. Nous avons besoin de sous-traitance pour trouver des compétences pointues, ce qui remet en cause nos modes de management », confirme François Fromangé.
D’autant que s’opère une cassure, liée aux évolutions des marchés de l’emploi et aux trajectoires professionnelles. « J’observe, d’un côté, des spécialistes de plus en plus occupés, très bien rémunérés et, d’un autre côté, beaucoup d’inactifs, c’est un réel changement de paradigme. Le facteur de déclenchement de ce malthusianisme inversé, c’est la raréfaction de l’emploi dans nos pays. », témoigne Bernard Hodac, président du groupe Osmos, leader mondial du monitoring continu des structures.
La culture d’ingénieur, facteur de blocage ?
Si ce problème de rareté des compétences et de tensions sur le marché du travail, notamment pour les postes les plus qualifiés, n’est pas nouveau, et s’exacerbe même en période de transition démographique, il trouve ses racines profondément ancrées dans les modes de management et les cultures organisationnelles. En particulier la culture d’ingénieur, dont certains ont fait un symbole de la France, voire une caricature.
« Les écoles d’ingénieurs sont plus formatées et plus formatantes que les écoles de commerce. Les ingénieurs sont de fait moins souples et se heurtent rapidement à une sorte de plafond de cristal pour accéder à des postes de direction générale, pour lesquels il faut des compétences commerciales et marketing », assure Ludovic de Grandpré. Le problème est que la création de valeur passe par la valorisation de compétences autant business/commerciales que techniques. C’est un problème à la fois quantitatif et qualitatif. « Nous ressentons aujourd’hui les effets pervers de la relative désaffection pour les métiers d’ingénieurs, les jeunes diplômés s’orientent plus facilement vers la communication ou le marketing. Il nous faut davantage d’ingénieurs avec des formations plus ouvertes », diagnostique Ludovic de Grandpré.
« Il y a moins de respect pour la technique, les ingénieurs des Ponts intéressés par les routes, on n’en trouve plus beaucoup ! », remarque de son côté Bernard Hodac. Et à supposer que les populations d’ingénieurs soient suffisantes, il manquerait toujours un chaînon. « La culture d’ingénieur est structurée autour de la compréhension des processus : mais un ingénieur doit-il se cantonner à cet aspect ? Ou s’ouvrir à d’autres dimensions, notamment celle de la performance économique ? On demande aux ingénieurs une verticalité alors que l’on demande aux hommes du management des compétences plus horizontales. Et passer de l’un à l’autre est considéré par beaucoup comme une difficulté, voire une tromperie », assure Franck Gryson, président-directeur général de Décisionnel.
Changer ? Ce n’est pas si facile. « Dans le monde du conseil, par exemple, lorsque l’on demande aux managers d’acquérir une dimension commerciale, ils quittent souvent leur poste. J’ai dans mes équipes de bons ingénieurs mais qui n’ont pas envie de progresser. Pourtant, ceux qui ont réussi à passer le cap réussissent mieux que les autres », témoigne Ludovic de Grandpré.
« Nous voyons des managers de haut niveau qui veulent progresser et qui parviennent à des postes de direction de projets mais qui refusent de passer du côté commercial et business. Est-ce une spécificité française ? Les Anglo-Saxons valorisent beaucoup plus les doubles compétences », confirme Jean-Pierre Scandella.
Le retour de l’individualisme
A cela s’ajoutent les problèmes d’arbitrage entre vie professionnelle et vie privée. « Les grands acteurs du conseil éprouvent des difficultés pour recruter, essentiellement parce que les candidats privilégient de plus en plus leur vie personnelle et sont moins prêts à faire des concessions », témoigne Benoît Andrade, directeur associé d’Arrowman.
Ce retour de l’individualisme pose de toute évidence des problèmes de recrutement pour les entreprises, y compris pour les DSI. « J’observe un retour de l’individualisme. Auparavant, les individus adhéraient beaucoup plus à la culture d’entreprise, désormais, l’individu essaie d’exister en tant que tel », précise Ludovic de Grandpré.
Les entreprises elles-mêmes semblent relativement frileuses : « On constate une hypertension et une hyperspécialisation, les cahiers des charges que nous recevons sont de plus en plus serrés, les entreprises en recherche de compétences prennent moins de risques. Malheureusement, ce refus du risque ne permet pas de miser sur la créativité et l’intelligence », assure Jean-Pierre Scandella.
L’enjeu est de favoriser la créativité, à la source de toute innovation. Malheureusement, explique Didier Tranchier, « le système français est relativement bloqué parce que traditionnellement, ce qui compte, ce sont les carrières plutôt linéaires. Il n’y a pas de formation à la créativité, qui est pourtant l’une des fonctions essentielles de l’espèce humaine ».
Pour Franck Gryson, « le monde du processus industriel est en voie de délocalisation, il nous reste la gestion de l’interaction. La compétence d’ingénieur ne doit pas être exclusive, même si les processus sont importants, il faut s’aligner sur la valeur client. »
Hélas, le cycle de transition vers ces compétences est plus long que le cycle du business…