Regards sur la crise

La crise actuelle génère une vision pessimiste, y compris parmi les DSI. Mais une vision plus optimiste ne va-t-elle pas s’imposer ? La crise, en tout cas, va faire émerger « une nouvelle ère dans le management » comme titre la McKinsey Quarterly Review qui consacre son premier numéro de 2009 à l’analyse de la crise et aux stratégies qu’il convient d’adopter pour en sortir dans les meilleures conditions.

Richard Rumelt, professeur à l’université de Californie, assure que nous assistons à une « rupture structurelle » et qu’il n’y a « rien de mieux qu’une crise pour clarifier les esprits ». Comment réagir ? « Il ne s’agit pas d’élaborer un document stratégique, ni de faire des prévisions, mais d’effectuer un diagnostic global en cohérence avec les forces en présence », précise Richard Rumelt.

Autrement dit, distinguer la signification des événements plutôt que de les recenser, « comprendre comment un business a survécu et généré de l’argent par le passé, et oublier les présentations Powerpoint », conseille Richard Rumelt… De fait, une crise est souvent le signe qu’un business model est arrivé en bout de course.

Comme l’avait compris, par exemple, IBM dans les années 1990 avec son modèle basé sur les mainframes : « La demande d’informatique ne cessait de croître mais la capacité d’IBM à y répondre diminuait », explique Richard Rumelt. « Lorsque les business models d’une partie, voire de l’économie entière sont confrontés à cette situation, on peut parler de rupture structurelle et cela préfigure des temps difficiles », conclut Richard Rumelt.

D’autant que cela rend obsolète la pertinence des comportements existants : « Pour les crises de faible ampleur, l’approche traditionnelle consiste à réduire les coûts fixes et le nombre de lignes de produits. Mais face à une crise grave, c’est la manière de manager qu’il faut changer. »

Une incertitude potentiellement destructrice

L’économiste Hugh Courtney, auteur de l’ouvrage 20/20 Foresight : Crafting Strategy in an uncertain World distingue quatre niveaux d’incertitude : le premier se caractérise par une vision relativement claire et consensuelle de l’avenir. Deuxième niveau, des scénarios alternatifs introduisent une incertitude sur celui qui se réalisera.

Le niveau 3 élargit le champ des possibles, donc l’incertitude, et le niveau 4 se caractérise par une incapacité même à identifier des scénarios pour le futur. « La crise financière actuelle montre que les situations de niveaux 3 et 4 sont beaucoup plus nombreuses qu’il y a seulement quelques mois », conclut Hugh Courtney.

Lorsque l’on passe du niveau 1 au niveau 3, il est toujours possible d’utiliser les études de marché et les outils décisionnels de sorte que, si l’on ne peut pas pour autant élaborer des prévisions très précises, les managers sont quand même capables de discerner les évolutions futures. « C’est impossible au niveau 4 », assure Hugh Courtney.

Cette incertitude est potentiellement destructrice. La McKinsey Quarterly Review a interviewé Nassim Nicholas Taleb, auteur de l’ouvrage The Black Swan (Le Cygne noir), qui caractérise des événements ayant trois caractéristiques : leur probabilité de survenance est très faible, si l’on se base sur les connaissances passées ; lorsqu’ils surviennent, l’impact est massif ; après coup, tout le monde affirme avoir vu venir l’événement. « Tout ce qui repose sur des statistiques est suspect, la loi des grands nombre ne fonctionne pas toujours », affirme Nassim Nicholas Taleb pour qui l’approche par scénario « empêche les individus de penser en dehors du cadre ».

Si la baisse des budgets informatiques ne fait guère de doute, les deux questions par les directions générales sont : « combien ? » et « comment ? ».

La sensibilité des dépenses informatiques par rapport à la conjoncture économique est en effet relativement élevée. Selon McKinsey, en période de crise, le rythme de croissance des dépenses informatiques chute en moyenne cinq à sept fois plus que le PIB, huit à neuf fois plus pour les matériels et trois à cinq fois pour les logiciels et les services.

« Toutes les entreprises peuvent et doivent réduire leurs budgets informatiques en 2009, mais ce sera difficile », assurent James Kaplan et Johnson Sikes, deux consultant de McKinsey. Difficile pour trois raisons : d’abord, du fait de la complexité des systèmes d’information, ensuite parce que les conditions contractuelles avec les fournisseurs sont délicates à modifier et, enfin, parce que les systèmes d’information ne sont toujours pas vus comme réellement stratégiques, d’où la tentation logique de les sacrifier en priorité.

Pour McKinsey, « avec une implication suffisante du management », il est possible d’actionner plusieurs leviers : rationaliser la demande pour de nouvelles applications, consolider les infrastructures, mutualiser les supports , adopter une approche « zero based », imaginer un système d’information en partant de rien pour mieux éliminer les niveaux de management et les fonctions inutiles.

Et pour les entreprises les plus fragiles, il est tentant de générer du cash avec les systèmes d’information. « Les grandes entreprises ont immobilisé des millions, voire des milliards de dollars dans leurs directions de systèmes d’information. Dans un monde où le capital est une ressource vitale et rare, les directions financières vont cher­cher à utiliser les actifs informatiques pour générer du cash. » D’où la tentation de l’infogérance qui, souvent, se traduit par un chèque du prestataire.

Mais, suggèrent les consultant de McKinsey, il est préférable d’agir sur des leviers qui créent de nouvelles opportunités avec les systèmes d’information. Par exemple avec l’optimisation des chaînes logistiques, le recours aux outils décisionnels ou collaboratifs. « C’est un changement des pratiques de management, des modèles et des modes d’interaction avec le reste de l’entreprise », résument James Kaplan et Johnson Sikes.

La crise, terreau favorable de l’innovation

Capitaliser sur ces modes collaboratifs est indispensable. « Les volumes de contenus explosent et, parallèlement tout s’accélère : les cycles de production, de gestion de l’information et les individus ne veulent plus attendre », rappelle Eric Schmidt, le CEO de Google.

Pour lui, la réflexion stratégique repose sur deux éléments : d’une part, un « leader » dont le rôle, dans l’entreprise, est de fixer les « deadlines », y compris en suscitant des crises. D’autre part, une attention particulière aux « dissidents », ceux qui ont un avis mais qui ne l’expriment pas facilement.

Eric Schmidt explique ainsi que, dans les réunions, il recherche toujours ceux qui n’osent pas s’exprimer : « Les meilleures idées ne viennent pas des managers. L’innovation a toujours été le fait d’une personne ou d’un groupe d’individus qui avait le loisir d’imaginer de nouvelles idées et de les mettre en œuvre. Il n’y a pas de contre-exemple, c’était vrai il y a cent ans, et cela le sera toujours dans cent ans. »

La crise devient donc, à la réflexion, un terreau favorable avec des « opportunités qu’il faut saisir », affirme la Harvard Business Review. « L’inaction est la pire des réponses, l’anxiété et la pression conduisent à des mouvements non coordonnés et à la panique », affirment les auteurs de l’article, deux consultants du Boston Consulting Group, David Rhodes et Daniel Stelter.

Ceux-ci conseillent d’étudier trois scénarios possibles, en mesurant le degré d’exposition de l’entreprise : une récession d’ampleur limitée, une plus sévère et une autre très grave et durable.

Ensuite, il faut réduire le degré d’exposition, une stratégie qui doit mêler la réduction des coûts et l’amélioration de l’efficacité, avec l’objectif « d’investir pour le futur ». Cette stratégie duale est également préconisée par Donald Sull, professeur de management stratégique à la London Business School. Il utilise une analogie avec la boxe : lors du célèbre « combat du siècle » entre George Foreman et Mohamed Ali, ce ne fut pas le premier, champion du monde en titre, qui l’emporta, mais son challenger. « Le premier avait une forte capacité d’absorption, le second, pourtant plus âgé et physiquement moins fort, était le plus agile », résume Donald Sull.

Les entreprises doivent combiner ces deux éléments : une capacité à absorber les chocs économiques ; mais également une agilité qui leur permette de tirer un avantage par rapport à leurs concurrents.


Références

McKinsey Quarterly Review, 2009, n° 1 :

  • « Strategy is a Structural Break », par Richard Rumelt.
  • « A fresh look at strategy under uncertainty ».
  • « Taking improbable events seriously : an interview with the author of The Black Swan ».
  • « Managing IT spending », par James Kaplan et Johnson Sikes.
  • « Google’s view on the future of business, an interview with Eric Schmidt », par James Manyika.

Harvard Business Review, février 2009 :

  • « Seize Advantage in a Downturn », par David Rhodes et Daniel Stelter.
  • « How to Thrive in Turbulent Markets », par Donald Sull.