Les organisations hiérarchiques peuvent-elles vraiment se transformer et intégrer agilité et collaboration dans leurs modes de travail ? C’est difficile, mais néanmoins possible.
Les entreprises sont soumises à des injonctions paradoxales. « D’un côté, on parvient au bout d’un système pyramidal, hiérarchique, marqué par une « comitologie » épidémique, un management davantage statutaire que basé sur les compétences, dans des organisations qui filtrent et standardisent l’information. D’un autre côté, il faut toujours plus de créativité, de reconnaissance du droit à l’erreur, de sens et de collaboratif. Lorsque les entreprises se comparent à des organisations plus agiles, elles sont tentées de bouger en se demandant si, finalement, le risque réside dans l’immobilisme », résume Marc Sabatier, président du cabinet de conseil Julhiet Sterwen.
Un constat partagé par Pierre Deheunynck, directeur général adjoint et DRH d’Engie, pour qui « la question du « pourquoi changer » est essentielle et, dans notre secteur, les raisons ne manquent pas : notre activité est dépendante du prix du baril de pétrole, du comportement des clients qui évolue, des réglementations et des attentes écologiques fortes : il suffit de passer une semaine à Pékin pour constater que le charbon tue. »
Dans le secteur bancaire également, le changement s’impose : « Le changement est la nouvelle normalité », assure Karien van Gennip, CEO d’ING Bank France, « nous avons besoin de travailler différemment, pas uniquement pour les plus jeunes générations, et d’équipes plus agiles, plus créatives. Car nos concurrents ne sont pas la Société générale ni la BNP, mais Google et Amazon. »
Dresser un état des lieux
Comment faire ? Marc Sabatier suggère de mesurer deux éléments. D’une part, la perception du niveau d’agilité. « Les dirigeants ont souvent une perception faussée de celle-ci », assure-t-il. D’autre part, avec des tests psychométriques, les attitudes des individus et leurs facultés à s’adapter à un environnement agile, de manière à identifier les freins. Sans y consacrer trop de temps, tempère Karien van Gennip : « Si on mesure tout, on n’avance pas assez rapidement. » Mais une mesure pertinente permet de lever l’incertitude : « Je ne sais pas si les collaborateurs ont envie de changer plus ou moins vite, il faut donc mesurer, grâce à un baromètre d’engagement et un quotient d’innovation, pour évaluer si nous sommes prêts », explique Pierre Deheunynck.
Une fois que l’évaluation de la situation est réalisée, le plus difficile commence : faire prendre conscience aux différentes parties prenantes qu’il faut changer. « C’est compliqué, admet le DRH d’Engie, nous avons construit notre richesse en commercialisant des mégawatts, mais, désormais, nous vendons des services pour aider les clients à consommer moins… On ne peut pas réussir sans changer l’organisation et les compétences. » Pour Pierre Deheunynck, il existe au moins trois principes d’action : créer un cadre de confiance, expliquer la raison d’être du changement et partager la méthode pour faire participer le maximum de collaborateurs : « Auparavant, nous élaborions la stratégie à trente personnes, désormais, c’est à 30 000 », précise-t-il.
Lever les obstacles : le temps, le statut, la culture d’entreprise
Mais il faut également gérer des freins : d’abord, en conciliant le temps et les exigences de transparence. « La transparence permet à tout le monde de disposer des mêmes informations, de partager la même vérité et d’intégrer une vision commune, mais l’objectif est, quand même, d’aller vite ; le temps est déterminant, notamment pour s’adapter aux exigences des clients, et il faut toujours aller plus vite que ce que l’on croit initialement », conseille le DRH d’Engie.
Aller vite ? Oui, mais avec prudence dans les actions : pour Karien van Gennip, « si vous ne savez pas expliquer à vos parents ce que vous faites, alors ne le faites pas ! » Ensuite, il importe de convaincre la communauté des managers, car ce sont eux qui ont le plus à perdre, en termes de pouvoir, de statut, de reconnaissance ou d’évolution de carrière. « Ceux qui se battent sur le côté statutaire de leur fonction doivent être davantage accompagnés, par exemple pour identifier ce qu’ils aiment faire et ce qu’ils ne veulent plus faire, la recherche d’agilité permet de se concentrer sur les compétences », conseille Marc Sabatier, pour qui « la résistance au changement est toujours soluble dans l’action. »
Enfin, le frein culturel, lié aux pratiques, aux croyances et aux hiérarchies. Autant d’éléments qui se reflètent dans l’organisation, par exemple dans la localisation des centres de décision. Au siège social d’Engie, le bureau du président se situe au trente-sixième étage, celui de la directrice générale au trente-cinquième et ceux du Comex au trente quatrième.
Pierre Deheunynck, lui non plus, n’a pas de bureau fixe et retient le principe selon lequel : « Si vous ne savez pas faire vous-mêmes, ne le faites pas faire aux autres. » Engie a, par exemple, supprimé les objectifs pour la rémunération variable pour un millier de dirigeants et quasiment supprimé le mot « Top » (trop connoté « Top management ») de son vocabulaire. « Cela paraît anecdotique, mais c’est important », assure le DRH.
Les trois péchés capitaux de la transformation : la partialité, l’ignorance et l’impatience
Selon Marc Sabatier, trois erreurs sont à éviter. La première est de vouloir transformer le management sans toucher à l’organisation et à la gouvernance. La deuxième erreur est d’ignorer que, dans une organisation traditionnelle, les dysfonctionnements s’expriment le plus souvent à la périphérie. « Lorsque les interfaces posent problème, il faut travailler sur la pertinence des règles du jeu », suggère Marc Sabatier.
La troisième erreur consiste à être impatient quant aux résultats concrets de la transformation : « Désespérer trop vite, quand on définit une organisation agile, présente le risque de revenir en arrière, alors qu’en réalité tout le monde ne part pas du même niveau ; c’est normal que tout ne fonctionne pas à 100 % de ce que l’on souhaite », rassure le président du cabinet Julhiet Sterwen. Pour le DRH d’Engie, « si l’on n’y prend pas garde, on revient vite sur les schémas précédents, avec la concentration des pouvoirs et la reproduction des hiérarchies ; c’est un combat permanent pour éviter ce réflexe. »
Lors de la dernière assemblée générale du Cigref, Pierre Deheunynck avait expliqué que la transformation implique de faire bouger trois éléments : le cadre de travail, le degré d’agilité de l’organisation, ainsi que la nature et la qualité des projets. « Cela change également les pratiques de leadership à tous les niveaux et la responsabilisation des porteurs de projets sur les budgets et leurs équipes. » En prenant en compte les différences de génération : « Les plus jeunes générations intègrent quatre critères pour s’engager dans une organisation : la vision, l’appartenance à une communauté, la reconnaissance et le fun. »
Quelle place pour l’humain dans l’organisation ?
L’humain a-t-il encore sa place dans notre monde digital ? Bonne question… Les auteurs de cet ouvrage proposent un questionnement du travail dans des contextes numériques, dressent un état des pratiques en cours dans les grandes entreprises et cherchent à comprendre ce qui bouge et ce qui ne bouge pas. Les auteurs sont convaincus « qu’il n’y a pas une bonne ou une mauvaise façon de penser le digital, et encore moins qu’il y aurait de bons et de mauvais cadres de référence. »
Le monde du travail est perméable au changement du politique, de l’économique et du social, et donc à bien des égards du digital. « Encadré par un arsenal de règles issues du politique, régi par des logiques économiques et financières qui souvent le dépassent, structuré par des enjeux patrimoniaux (économiques, culturels, symboliques, etc.) dont il semble n’être qu’un prolongement, il est chahuté de toute part. Frottements, ralentissements, confrontations, blocages, la tentation est forte d’inventer de nouvelles formes d’organisations, de créer de nouvelles activités, de chercher de nouveaux relais de croissance », expliquent les auteurs, pour qui « croiser le digital et le travail, c’est d’abord interroger frontalement ce qu’ils produisent ensemble. Ces premières années de « digitalisation du travail » opèrent à la racine d’un changement profond dont le plus important reste à venir. »
Société digitale, comment rester humain ? par Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Dunod, 2018, 236 pages.