Transformation : la vision du philosophe, du coach-psychanalyste et du pilote de chasse

Lors de la dernière convention de l’USF 2018, trois conférenciers ont abordé les problématiques d’innovation, de transformation et de collaboration. Avec des visions évidemment applicables dans les DSI.

Raphaël Enthoven, philosophe : l’innovation trouve ses racines dans le passé, pas dans l’avenir

« On va de plus en plus vite, mais où allons-nous ? L’innovation n’est pas une fin en soi. Aujourd’hui, il suffit qu’un progrès technologique nous flatte pour que l’on ait l’impression de progresser. En réalité, une bonne innovation n’est pas à chercher dans l’avenir, mais dans le passé. Par exemple, lorsqu’Alexandre Fleming invente la pénicilline, tous les éléments étaient déjà présents, en attente d’être mieux compris, d’être mis à jour.

Ainsi, l’innovation n’est pas une question d’imagination, mais de vigilance et de rigueur. De même, ce que l’on prend pour une innovation du XXIème siècle, en l’occurrence Skype, avait déjà été anticipé par Marcel Proust dans « A l’ombre des jeunes filles en fleur », avec son « photo-téléphone de l’avenir » dans lequel « le son se découpe nettement de l’image visuelle ». On voit du changement partout mais, en réalité, peu de choses changent. Le changement est une notion ambiguë, qui laisse place à l’incertitude. C’est d’ailleurs très pratique, car on peut, après coup, s’attribuer les bénéfices de ce qui a changé… On pense beaucoup innovation, mais c’est davantage un renouvellement dont il s’agit. L’innovation est une mémoire active qui est utile pour repérer dans le passé les linéaments de l’avenir. L’erreur est donc de rechercher la nouveauté dans l’avenir, alors que c’est le passé qui constitue un gisement d’innovation. On n’imagine jamais ce qui n’existe vraiment pas : par exemple, une licorne n’existe pas, mais un cheval et une corne existent… L’innovation est donc comme un puzzle, un réaménagement pour trouver des usages que l’on ne connaissait pas. L’avenir a donc un nom : c’est le passé ! »

Alexandre Tissot, coach-psychanalyste : pas de transformation sans transgression des règles

« L’iceberg constitue le symbole qui illustre le mieux la transformation : il y a ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, c’est cette partie invisible qui crée le plus de dégâts. Ces dix dernières années, on a vu un glissement s’opérer dans les entreprises les plus admirées. Il n’y a pas si longtemps, c’était General Electric, vantée pour son modèle d’excellence opérationnelle, avec ses processus et sa vision du management organisé. Aujourd’hui, c’est Apple, dont le crédo est l’innovation. Il y a dix ans, les gros poissons mangeaient les plus petits, aujourd’hui ce sont les plus rapides qui gagnent contre les plus lents. Aucune grande entreprise ne peut sérieusement s’estimer à l’abri.

Le problème est que les entreprises veulent à la fois l’excellence opérationnelle et l’innovation. Un autre changement est intervenu : nous sommes passés d’un monde compliqué, pour organiser des ressources, des flux, planifier et prévoir, à un monde complexe, qui ne s’aborde pas de la même manière. Pour gérer la complexité, on découpe les problèmes pour les résoudre, ou les dissoudre, mais, dans un univers complexe, cette approche crée de nouveaux problèmes…

La réelle transformation est celle des modes de pensée. Or, s’il faut être à la fois efficace et innovant, ces deux stratégies sont le plus souvent adressées par des entités différentes dans les entreprises : sans changement des modes de pensée, deux routes seront prises et il est probable qu’aucune n’aboutira. C’est tout l’enjeu de « l’ambidextrie organisationnelle », qui conjugue excellence opérationnelle et innovation. Aucune étude n’a jamais prouvé que la performance d’une organisation vient du contrôle et des processus. Les dirigeants et les managers ont tendance à refuser le chaos, mais toute transformation commence par une période de chaos, sinon on refait la même chose. Il faut donc créer des zones de rébellion dans les entreprises. La transformation ne se réalise que dans l’action. C’est pour cela que l’on plébiscite les start-up : parce qu’elles n’ont pas le choix, même si peu réussissent, elles ont au moins tenté leur chance. Si on ne transgresse pas les règles de l’entreprise, on ne transforme rien. Un grand groupe a tenté l’expérience pour lancer un projet consistant à créer une nouvelle activité, en édictant seulement une seule règle qui devait être absolument suivie : ne respecter aucune règle corporate. Résultat : en six mois, une nouvelle entité a été créée. Quand on rêve de risques, ils se réalisent, parole de psychanalyste !

L’intuition revient à la mode : plus de 90 % des décisions sont prises de cette manière, alors que l’on continue d’abreuver les managers de quantités de données pour qu’ils décident de façon rationnelle… On passe ainsi d’une organisation mécanique à une organisation biologique : les tournesols n’ont pas besoin de chefs pour se tourner vers le soleil ! Le discours d’un dirigeant à ses collaborateurs sur la transformation devrait être le suivant : « Je ne sais pas où on va, ni comment on va le faire, mais j’ai confiance en vous pour le faire. »

Virginie Guyot, pilote de chasse, ex-leader de la patrouille de France : la collaboration par la confiance

« La force d’une équipe provient de sa diversité, mais il faut que tous ses membres regardent dans la même direction. Et ne jamais oublier pourquoi on fait ce que l’on fait. A la patrouille de France, l’une des valeurs sur laquelle tout repose est la confiance absolue dans le leader. Mais il faut que cette confiance soit réciproque, car je n’ai pas le temps de vérifier que chacun fait son travail. C’est la confiance qui libère les énergies et les talents. Mais cette confiance ne se décrète pas. Cela commence par le recrutement, qui est un enjeu énorme. Il nous faut des compétences techniques, mais pas des individus qui ont un ego démesuré et qui sont susceptibles de prendre des risques inconsidérés. Ils doivent avant tout comprendre l’objectif commun. Il faut également une dose d’intelligence émotionnelle, au service de l’équipe, qui ne comprend pas que des pilotes, mais aussi des mécaniciens. D’autant qu’ils ne sont pas « câblés » de la même manière, comme probablement un chef de projet et un informaticien. On encourage donc le respect mutuel et on oblige à créer du lien avec les autres métiers. Si chacun reste dans son coin, on aboutit à une déresponsabilisation. On consacre donc beaucoup de temps à l’intégration dans l’équipe, afin de développer l’intelligence collective. Il nous faut le bon expert au bon endroit au bon moment, peu importe le grade…

Avant chaque vol, un briefing est organisé, dont dépend 80 % de sa réussite. Plusieurs problématiques sont abordées : les objectifs, les moyens associés, la distribution des rôles, la sécurité et la partie « Que se passe-t-il si… ? », par exemple en cas de panne ou de météo changeante. La culture du feedback est également au cœur du travail de la patrouille de France : chaque vol est systématiquement suivi d’un débriefing pour évaluer ce qui s’est mal passé et capitaliser sur les erreurs, sans jugement de valeur. Il faut savoir si l’on a réussi, et pourquoi, dans le cadre d’un processus d’amélioration continue pour la sécurité et les performances. On ne juge pas les individus, mais les faits. Chacun se nourrit des erreurs des autres et comme tout le monde est différent, c’est une vraie force. C’est très efficace si tous jouent le jeu : ce n’est pas parce que l’on est chef de projet que l’on est le meilleur ! »

Raphaël Enthoven : philosophe, il enseigne à Sciences Po et à l’école Polytechnique. Il intervient régulièrement dans les médias, notamment sur Europe 1 où il présentait quotidiennement sa « Morale de l’info », après avoir animé (de 2007 à 2011) les Nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Morales provisoires », paru en 2018, « Little Brother » (2017), « Anagrammes pour lire dans les pensées » (2016).

Virginie Guyot : ingénieure aéronautique, est pilote de chasse et a été la première femme affectée sur Mirage F1 à intégrer, en 2009, la patrouille de France et à en prendre le lead. Elle est la seule, à ce jour, à avoir dirigé une patrouille acrobatique nationale. A ce titre, Virginie Guyot a reçu un trophée « femme en or » 2010 dans la catégorie « femme d’exploit ». Elle totalise plus de 2 300 heures de vol et 76 missions de guerre.

Alexandre Tissot : coach, psychanalyste et enseignant, il accompagne organisations, dirigeants et individus dans leurs transformations. Il est spécialiste de l’approche systémique. Il a participé à plusieurs ouvrages, tel « L’intelligence économique au service de l’innovation » aux Editions Eyrolles en 2014, dont il rédige les chapitres sur le management durable. Il enseigne à Centrale Supelec la transformation des organisations et est Senior Fellow de ESCP Europe depuis 2018.