Ken Robinson, expert international en matière d’éducation et d’innovation, a livré son diagnostic sur le système éducatif, le management d’entreprise et la créativité, lors de la dernière édition de l’USI, série des conférences organisées par Octo Technology.
Pourquoi, selon vous, nos systèmes éducatifs sont-ils inadaptés ?
Ken Robinson. Nos systèmes éducatifs actuels ont été pensés aux XVIIIème et XIXème siècles, afin de répondre aux besoins de la révolution industrielle. Mais, aujourd’hui, l’environnement, qui combine technologie et croissance démographique, est totalement différent, ainsi que les challenges auxquels nous et nos enfants sommes confrontés. Beaucoup sont persuadés qu’il faut aller à l’école pour apprendre une série de sujets, passer des examens et, avec de la chance, intégrer une bonne université, afin d’obtenir un bon job. Ce modèle a été construit pour des temps anciens et des challenges différents de ceux d’aujourd’hui.
Le système éducatif actuel est ainsi basé sur une distinction entre les matières « utiles », par exemple les mathématiques, les sciences physiques, les langues étrangères…, et celles qui sont considérées comme « inutiles ». Celles-ci ne sont pas forcément inintéressantes, par exemple l’art, qui stimule la créativité, mais elles ne mènent pas toujours à un emploi. Ainsi, l’éducation repose sur quatre logiques principales : la logique économique (préparer nos enfants à leur entrée sur le marché du travail), la logique sociale (les aider à comprendre le système social dans lequel ils se trouvent), la logique culturelle (éduquer ses enfants est bon pour eux) et la logique personnelle, si nous souhaitons que nos enfants réussissent mieux que nous.
Le système éducatif n’est pas conçu pour développer des individus, mais pour remplir ces quatre missions. Et, par souci d’efficacité, il prône donc une standardisation de l’apprentissage, ainsi que la mise en place d’une compétition entre les élèves. Le résultat, c’est que les systèmes éducatifs du monde entier partagent les mêmes principes erronés : ils sont basés sur la conformité, la docilité et la linéarité de l’apprentissage. Et ce système atteint, forcément, ses limites. Alors même qu’elle est conçue pour préparer la future population active, l’éducation ne parvient pas à répondre à la demande évolutive du marché. Dans certains pays d’Europe, le taux de chômage des jeunes dépasse même les 50 %.
Comment adapter le système éducatif ?
Ken Robinson. Un système éducatif effectif et pleinement satisfaisant devrait refléter la diversité et la créativité des êtres humains. En effet, nous sommes tous complètement différents les uns des autres. Chaque enfant est un mélange unique de talents, de prédispositions, d’intérêts et de capacités. À la place d’une éducation linéaire basée sur la conformité, nous devons concevoir une éducation organique favorisant la créativité et la diversité. Cette éducation devrait être fondée sur la collaboration, selon le principe que l’éducation n’est pas un monologue, mais une conversation. La collaboration va devenir indispensable et l’éducation doit être plus personnalisée : elle doit proposer des activités basées sur les intérêts personnels. Elle doit favoriser la créativité plutôt que la rationalité. Nous partageons habituellement une vision étroite et étriquée de l’intelligence, uniquement valorisée par son aspect académique. La créativité est aussi importante, si ce n’est plus. Sans cette créativité, il n’y aurait jamais eu d’inventions, aucune ingénierie, pas d’architecture…
Est-ce compatible avec l’organisation des entreprises, encore très hiérarchique ?
Ken Robinson. Pas vraiment. L’éducation a une influence sur la manière dont les managers agissent. On peut représenter le fonctionnement des entreprises de façon mécanique. Une organisation typique repose sur un organigramme, avec des rectangles qui sont reliés par des traits, à l’image d’un dessin de mécanique. Une telle représentation fournit des indications sur la structure du pouvoir, mais pas sur la culture d’une organisation. Car les entreprises sont davantage des organismes que des mécanismes. Il y a d’ailleurs eu un croisement intéressant entre deux tendances : la durée de vie d’une entreprise, même pour les plus grandes, tend à diminuer, entre vingt-cinq et trente ans, alors que la durée de la vie humaine tend à s’allonger.
Quelle est la différence entre l’imagination, la créativité et l’intelligence ?
Ken Robinson. Pour se réinventer, une entreprise a besoin en permanence d’idées neuves, ce qui suppose que la culture d’innovation de l’organisation s’y prête. Il faut donc d’autres standards de management, de manière à encourager les individus à exprimer leurs idées (qui peuvent venir de n’importe où), à favoriser le dialogue. C’est avec une telle approche qu’une entreprise comme Pixar a particulièrement bien réussi, parce qu’elle reconnaît que n’importe qui peut avoir une bonne idée… ou une mauvaise, mais il faut alors encourager ce droit à l’erreur, alors que nous avons tendance à le disqualifier.
On peut distinguer trois notions : l’imagination, la créativité et l’innovation. L’imagination est spécifique à l’espèce humaine : c’est la capacité d’intégrer dans le cerveau des éléments qui ne sont pas réels, au-delà d’un environnement sensoriel immédiat. Les animaux, par exemple, ne sont pas capables d’écrire des poèmes, de composer une symphonie ou d’écrire des livres… On peut d’ailleurs très bien avoir de l’imagination et ne rien faire de la journée… En revanche, la créativité suppose l’action. C’est elle qui met l’imagination en pratique. Et il faut en général un médium ou un matériel : la créativité dans la peinture a été favorisée par la disponibilité des pigments naturels, de même que le cinéma l’a été grâce aux technologies permettant de concevoir des objectifs. Un matériel ou un outil donne l’opportunité à un individu d’être créatif. L’innovation, c’est la capacité de mettre en pratique les bonnes idées. Mais on ne peut innover sans créativité.
J’explique souvent aux dirigeants d’entreprise que, s’ils sont intéressés par l’innovation, ils ne peuvent la développer directement, il leur faut cultiver l’imagination des individus (et les autoriser à le faire…), ainsi que leur donner les outils pour exercer leur créativité, associée à un environnement dans lequel ces idées peuvent éclore et se concrétiser, pour les mettre en pratique. C’est de cette manière que les entreprises les plus innovantes ont toujours agi, Apple en est un bon exemple, de même que Pixar, mais il y en a beaucoup d’autres, y compris dans des domaines plus traditionnels comme l’industrie.
Pensez-vous qu’une machine puisse être aussi créative qu’un humain ?
Ken Robinson. Oui, car il n’y a aucune raison de penser que l’intelligence d’une machine, telle qu’elle évolue, ne puisse produire des idées ayant de la valeur. N’oublions pas que, il n’y a pas si longtemps, on pensait qu’il était impossible pour une machine de battre un joueur d’échecs, de gagner à un quiz de connaissances, d’apprendre le chinois ou les mathématiques… C’est une courbe exponentielle ! Si l’on pouvait remonter le temps, dans les années 1960, et montrer à nos grands-parents un iPhone d’aujourd’hui, ils nous prendraient pour le capitaine Kirk dans Star Trek ! Et il ne fait aucun doute que, dans vingt à trente ans, lorsque l’on montrera des photos sur un iPad à nos arrières petits-enfants, cela les fera sourire… Personne ne peut dire comment les machines parviendront à émuler la sensibilité humaine et sa complexité et ce que cela va produire. Depuis longtemps, dès que l’on peut utiliser la technologie pour réaliser quelque chose, on le fait, pour des raisons commerciales, politiques ou culturelles. Parce que l’on est capable de le faire et que personne ne se sent vraiment responsable…