Voyage dans les cinq dimensions du management

Comment les entreprises peuvent-elles survivre aux changements et aux crises ? En s’inspirant de cinq ingrédients qui permettent de réinventer les pratiques de management.

Gary Hamel, expert du management et professeur à la London Business School, n’y va pas par quatre chemins. « Demandez-vous quels sont les défis réellement cruciaux, ceux qui, selon que votre entreprise saura ou non les relever, assureront sa réussite ou signeront son arrêt de mort. » À cette question, Gary Hamel propose cinq éléments, autour desquels il articule le propos de son ouvrage : les valeurs, l’innovation, la capacité d’adaptation, la passion et la philosophie managériale.

Du côté des valeurs, l’auteur essaie de comprendre ce qui se passe lorsque l’intérêt personnel s’affranchit de tout ancrage éthique. À partir de l’analyse de la crise financière marquée par l’argent facile, la titrisation à outrances, la complexité, Gary Hamel pointe les travers qui ont créé et aggravé la crise : le mensonge, l’orgueil, la myopie, la cupidité et le déni.

Il met en exergue un phénomène qui s’applique aussi aux systèmes d’information : « La détérioration passe facilement inaperçue : les alarmes ne se déclencheront qu’après que la structure s’est effondrée. Devant le carnage, les gens se demandent comment cela a bien pu arriver. Réponse : petit à petit. »

Pour Gary Hamel, il faut « redécouvrir les valeurs paysannes » et « renoncer aux préjugés dangereux ». Parmi ceux-ci : évaluer les dirigeants sur leurs actions à court terme, penser que publier des déclarations sur la responsabilité sociale suffit à une entreprise pour être respectable, gagner de l’argent en enfermant ses clients avec des solutions dont ils sont prisonniers…

« Sachant cela, pourquoi le langage du business est-il si stérile, si peu inspirant, si uniformément banal ? Est-ce dû au fait que les affaires sont le domaine réservé des ingénieurs et des économistes plutôt que des artistes et des théologiens ? », s’interroge l’auteur.

Ce qui compte vraiment, les cinq défis pour l’entreprise, par Gary Hamel, Eyrolles, 2012, 320 pages.

L’innovation pour les nuls

L’auteur propose un plaidoyer pour l’innovation. Il distingue cinq grands types d’innovateurs : les fusées (avec un nouveau business model original), les lauréats (innovation régulière dans des domaines étroits et techniques), les artistes (qui misent sur la créativité), les « cyborgs » (comme Google, Amazon ou Apple, dont l’innovation est l’ADN) et les convertis (tels IBM, P&G, Ford, qui ont un jour modifié leurs priorités en faveur de l’innovation).

Mais, avertit Gary Hamel, l’innovation reste très aléatoire : « Les deux tiers des entreprises figurant dans le Top 50 du magazine Fast Company en 2009 avaient disparu du palmarès en 2010. » Il est toutefois possible de « transformer les nuls en pros de l’innovation », assure Gary Hamel. « Je suis ahuri que si peu d’entreprises aient investi dans la formation à l’innovation de leurs équipes de terrain. L’explication la moins charitable serait que la direction souscrive à une sorte d’apartheid de l’innovation.

Autrement dit, ces dirigeants sont convaincus que quelques individus bénis des dieux sont génétiquement équipés pour être créatifs, tous les autres étant des balourds. » Il faut donc apprendre aux individus « à voir des opportunités là ou d’autres ne voient que du feu. »

Question d’habitude qui repose sur quelques principes simples, par exemple : remettre en cause des dogmes bien cachés (« tous les dirigeants lisent les mêmes magazines, assistent aux mêmes conférences et rencontrent les mêmes consultants », ce qui aboutit à des stratégies fossilisées), lire les signaux faibles, satisfaire les besoins non exprimés des clients… Gary Hamel analyse l’exemple d’Apple et retient le principe suivant : « Pensez en ingénieur, sentez en artiste, une entreprise ne peut pas produire de beaux produits si les financiers ont toujours le dernier mot (…) Mais contrairement à Apple, la plupart des entreprises ont beaucoup d’experts-comptables et peu d’artistes. Leurs dirigeants sont incollables sur les coûts mais n’y connaissent quasiment rien en valeur ».

Du firmament à la médiocrité

Sur l’adaptabilité, la troisième dimension du management, Gary Hamel estime que « la seule chose que l’on puisse prédire sans risque d’erreur est que votre entreprise sera bientôt contrainte à des changements auxquels aucun précédent ne l’a préparée. » Problème : les entreprises n’ont pas été faites pour être adaptables, les pionniers du management, qui, rappelons-le, ont écrit il y a plus d’un siècle, voulaient bâtir des entreprises disciplinées et productives. Pour Gary Hamel, ce qui compte « n’est pas simplement l’avantage concurrentiel de l’entreprise à un moment donné, mais son avantage évolutionnel sur la durée ». Il faut donc savoir en amont « poser le diagnostic du déclin ».

L’auteur liste trois forces qui font passer les organisations du statut d’icône à la médiocrité. La première : l’entreprise est victime de sa pesanteur. Elle subit, d’abord, la loi des grands nombres, simplement parce qu’il est plus facile de faire grossir une petite entreprise qu’une très grande. « Dans les affaires comme en biologie, ce qui est gros grandit moins vite », souligne Gary Hamel.

Ensuite, la loi des moyennes : avec le temps « la probabilité d’obtenir des performances supérieures à la moyenne décline rapidement vers zéro : à long terme, les entreprises de croissance, ça n’existe pas », observe l’auteur. Enfin, s’applique la loi des rendements décroissants, à mesure que les marchés deviennent plus matures. À l’image du cultivateur d’un champ : « Avec le temps, les rendements diminuent car le sol devient trop acide (les marchés sont saturés) ou trop pauvre en substances nutritives essentielles (la différenciation décline). » Deuxième force à l’œuvre : les stratégies finissent pas mourir parce qu’elles sont répliquées ou vidées de leur substances. La troisième force est que « la réussite porte en elle les germes de sa chute ».

Autrement dit, dès lors qu’une entreprise devient leader, s’installe une pensée défensive (l’esprit d’entreprise laisse la place à l’instinct de conservation), l’organisation se rigidifie, les modèles se fossilisent, « l’abondance de ressources conduit les dirigeants à la paresse intellectuelle », l’autosatisfaction se généralise et des droits acquis naissent. Qu’est-ce qui fait qu’une entreprise est ou non capable de s’adapter ?

L’auteur liste six facteurs critiques : l’anticipation (regarder l’inévitable en face, aller voir ce qui se passe en marge de l’entreprise, préparer plusieurs scénarios possibles…), la flexibilité intellectuelle (remise en cause des idées reçues), la variété stratégique (créer un portefeuille de nouvelles options stratégiques, minimiser le coût des expérimentations), la flexibilité stratégique (éclater l’entreprise en petites entités) la flexibilité structurelle (éviter les engagements irréversibles), la résilience.

Cherchez la passion…

Abordant l’autre élément déterminant de la survie des organisations, la passion, Gary Hamel rappelle qu’il « faut commencer par admettre que si les salariés ne sont pas aussi enthousiastes, passionnés, animés du feu sacré qu’on pourrait l’espérer, ce n’est pas parce que leur travail est désagréable, c’est parce que le management s’y prend mal ».

Conclusion, selon l’auteur : « Les individus, ça doit passer avant les institutions, il faut créer des communautés de passion, inverser le sens du contrôle et réinventer le management pour la génération Facebook. » Sur ce dernier point, il faut s’attendre, selon Gary Hamel, à des bouleversements aussi importants que ceux de la révolution industrielle.

Le Web social introduit en effet plusieurs ruptures pour les organisations : toutes les idées ont le doit d’être considérées sur un pied d’égalité, ce que les individus apportent compte plus que le titre qu’ils portent, les hiérarchies se construisent du bas vers le haut, les leaders sont faits pour servir, non pour présider, les tâches se choisissent, elles ne sont pas assignées, les groupes se définissent et s’organisent eux-mêmes, les contestataires peuvent se coaliser et la médiocrité est toujours révélée au grand jour… « À l’avenir, toute entreprise qui ne pourra pas compter sur un noyau de collaborateurs de la génération F ( comme Facebook) sera vouée à patauger », assure Gary Hamel.

L’idéologie sur laquelle le management repose doit être repensée, propose l’auteur, pour qui « il est impossible d’avoir une entreprise adaptable, novatrice et engageante quand le pouvoir s’exerce du haut vers le bas, quand les grands chefs nomment les petits chefs, quand une poignée de personnes prennent les décisions les plus importantes et quand les dirigeants ont moins à répondre de leurs actes à leurs collaborateurs que l’inverse ».

Cela suppose, entre autres, de réduire le poids des hiérarchies : « Une structure de management déséquilibrée au profit de la direction est non seulement tyrannique mais aussi coûteuse (…) Les managers les plus puissants sont les plus éloignés des réalités du terrain. Trop souvent, les décisions prises dans les hautes sphères s’y révèlent irréalisables (…) Donnez à qui que ce soit l’autorité d’un monarque, il ne manquera pas, tôt ou tard, de se planter majestueusement… » À méditer.