1995-2019, comment le monde est devenu numérique

C’était en 1995, avant que le logiciel ne mange le monde. Mary Meeker présentait pour la première fois ses Internet Trends. Ce qui est devenu, depuis, l’un des rendez-vous incontournables des professionnels des technologies de l’information n’avait alors rien d’une évidence : la preuve en est l’inclusion d’une section “How to Use the Internet” à l’époque.

Alors que l’édition 2019 consacre un monde devenu majoritairement numérique (pour la première fois, plus de la moitié de la population mondiale est connectée à Internet), il est nécessaire de se plonger dans l’édition initiale pour mesurer tout le chemin parcouru.

En 1995, Mary Meeker décrivait un univers de pionniers américains, avec neuf millions d’utilisateurs du Web, dont 75 % aux Etats-Unis. En 2019, elle dissèque ce qui est devenu un quotidien planétaire : 3,8 milliards d’utilisateurs dans le monde dont, c’est une autre nouveauté, plus de la moitié se trouve dorénavant en Asie-Pacifique. Au milieu des années 1990, Internet était un secteur fait d’une agrégation de catégories (infrastructures, logiciels, contenus).

En 2019, le numérique est disséminé dans l’ensemble de l’économie. Aujourd’hui, sept des dix plus grandes entreprises mondiales sont technologiques, dont trois ont été les premières à dépasser le trillion de dollars de valorisation : Apple, Amazon et Microsoft.

Les utilisateurs devant les marchés

Ce déploiement du numérique s’est accompagné d’un changement de mentalité majeur : la « centricité client » a gagné. Cela se ressent dans le discours de Mary Meeker : en 1995, elle parlait de marchés avant de parler d’utilisateurs ; aujourd’hui, c’est tout l’inverse.

Toutefois, dans ces 24 années de croissance fulgurante, c’est la seconde moitié qui est encore plus marquante. Car, au milieu de cette période, est né le smartphone (2007), avec la commercialisation de l’iPhone, puis la sortie d’Android l’année suivante. Aussi, il est éclairant de rapprocher les chiffres de Mary Meeker de ceux de Ben Evans, analyste spécialiste du mobile : la première estime à 3,8 milliards le nombre d’internautes ; le second, à 4 milliards le nombre d’utilisateurs de smartphones. Autrement dit, si le numérique a « mangé le monde » (allusion à l’article de Marc Andreessen « Why software eating the world », paru dans le Wall Street Journal), le mobile a « mangé le numérique. »

L’écosystème numérique en 2019 : entre saturation et satiété

Si le numérique a « mangé le monde », l’étude de Mary Meeker démontre que cette conquête est synonyme d’entrée dans la maturité. De la même façon que l’on parle de Peak Oil dans l’énergie, c’est sans doute d’un Peak Smartphone qu’il faudrait désormais convenir. Que ce soit dans les intentions : en 2018, près de deux tiers des Américains souhaitaient limiter l’usage de leur smartphone. Ou dans les usages : en Chine, le temps moyen passé par les utilisateurs sur leurs smartphones plafonne depuis la mi-2018.

La conséquence est majeure sur le plan concurrentiel : si le gâteau grossit peu ou plus, alors la bataille sera d’autant plus féroce pour s’en arroger les plus grandes parts possibles. C’est pourquoi les coûts d’acquisition des clients sont de plus en plus élevés, et seuls les acteurs les plus proches des besoins clients seront capables de les amortir en fidélisant les utilisateurs.

Des modèles d’abonnement de plus en plus populaires

Ce contexte explique la montée en puissance de l’économie de l’abonnement, l’un des fils conducteurs sous-jacents à cette édition des Internet Trends. Que ce soit dans le B2C (Spotify, Fortnite) ou dans le B2B (Slack, Zoom), l’abonnement est synonyme de plus grande proximité avec les utilisateurs et bien sûr de revenus récurrents. C’est pourquoi de plus en plus d’acteurs se concentrent sur l’infrastructure de l’abonnement, à l’image de la licorne du paiement Stripe qui a lancé une solution de paiement en avril 2018.

Mais, et c’est là un étonnant paradoxe, la popularisation du modèle de l’abonnement fait à son tour face à une difficulté : quand chaque internaute dispose d’une multitude d’abonnements, en particulier pour le même besoin (Spotify, Netflix, OCS pour le divertissement, par exemple), on aboutit à ce que les Américains nomment « subscription fatigue ».

Ce modèle n’a pas fini de se propager que l’on trouve déjà des services pour gérer ses abonnements, éliminer ceux peu utilisés et remplacer les trop chers, ce que propose une start-up comme Ideel en France. C’est pourquoi les abonnements attrape-tout en expansion permanente sont ceux qui ont les plus grandes chances de survivre. Et le meilleur de la catégorie est clairement Amazon Prime (livraison gratuite, livres, photos, séries, musique…).

Répondre aux besoins spécifiques

Afin de gagner des parts d’usage dans cet écosystème mature, deux opportunités sont à explorer. La première est de répondre à des besoins spécialisés face à des géants du numérique (les GAFA en tête) qui, à mesure de leur folle croissance, sont devenus des généralistes. C’est par ce biais que sont apparues les DNVB (Digitally-Native Vertical Brands), que Mary Meeker ne mentionne malheureusement pas.

Ce sont des marques qui, à l’instar de Casper sur les matelas ou Warby Parker sur les lunettes, se sont taillé des parts de marché significatives en ciblant des besoins précis, auxquels ils répondent par une intégration verticale poussée (allant parfois de l’usine jusqu’au magasin), un contact utilisateur direct (ce qui permet de récolter leurs retours et d’améliorer l’offre) et une expérience remarquable (par exemple, la possibilité de tester les produits pendant des semaines sans frais).

La seconde est que l’écosystème numérique, s’il est mature, connaît un renouvellement permanent par les générations nouvelles, qui donnent le « la » sur les usages. Et, dans cette perspective, une tendance nette se dégage de ces Internet Trends : la socialisation de la génération Z se fait de plus en plus à travers les jeux vidéo.

La popularité de ces derniers auprès des plus jeunes n’est certes pas nouvelle. Ce qui l’est, c’est que les outils de communication et réseaux sociaux prennent dorénavant place au sein de ces environnements. Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite mentionné plusieurs fois dans le rapport, vient d’ailleurs tout juste de racheter l’application de chat vidéo Houseparty.

Un besoin de personnalisation par les utilisateurs

De la même façon que l’univers du jeu vidéo imprègne les fonctionnalités de Slack, il est probable que ces nouveaux « lieux » de socialisation influeront sur les attentes de ces futurs clients, en termes de ton, valeurs ou habitudes. Un exemple : pour une génération Z habituée à construire ses propres niveaux au sein d’environnements tels que Minecraft ou Fortnite, elle ne tolérera pas des services laissant peu de marge de manœuvre à la personnalisation menée par l’utilisateur lui-même.

Au-delà de ces opportunités, l’écosystème numérique fait aujourd’hui face à d’immenses défis. La phase disruptive est, pour l’essentiel, achevée ; ce que les clients, régulateurs, employés attendent, c’est qu’il entre dans une phase de responsabilité. Et c’est sur cette attente que les grands groupes établis peuvent le mieux se distinguer des géants du numérique. Car ces derniers, de par leur taille et leurs habitudes parfois d’autant plus ancrées qu’elles ont permis leur croissance exponentielle initiale, ont de plus en plus de difficultés à changer de comportement.

Facebook en a fourni la preuve ces dernières années : la firme de Mountain View enchaîne les scandales (Cambridge Analytics, propagation de contenus haineux ou Fake News, mauvaise protection des informations stockées…), même s’ils sont toujours entrecoupés d’exercices de contrition. Il semble très difficile pour Facebook de dépasser sa maxime originelle, « Move fast and break things », car cette dernière s’est solidifiée en culture d’entreprise.

L’autre défi majeur de notre ère numérique n’apparaît malheureusement pas dans le rapport de Mary Meeker : il s’agit de l’impact écologique de tous nos appareils et réseaux. Il y a urgence à questionner nos usages, quand on sait par exemple que streamer un album sur un système Hi-Fi haut de gamme consomme trois fois plus d’électricité que de lire un CD physique.

Entre maturité et renouvellement permanent, entre saturation et satiété, entre opportunités et défis : s’il y a bien un thème qui ressort des derniers Internet Trends de Mary Meeker, c’est que s’imposer dans le monde numérique n’a jamais autant été un exercice d’équilibriste.

243 biblio Meeker
  • LinkedIn
  • Twitter
  • Facebook
  • Gmail

Internet Trends 2019, par Mary Meeker, 334 pages. Document téléchargeable : www.bondcap.com/report/itr19/#view/title