Dix idées fausses sur les entreprises libérées

Les entreprises libérées ont fait, font et feront probablement l’objet de nombreux commentaires, analyses ou points de vue, aussi bien dithyrambiques et élogieux que défavorables et hostiles. Mais il existe dix idées reçues dans ce domaine.

Dans la promotion de ce modèle innovant d’organisation, l’humain prend une place majeure sinon exclusive. Privilégier ce levier d’actions, pour libérer les entreprises, a démontré son utilité et ses effets bénéfiques. Mais, pour l’organisateur, la démarche s’avère tronquée et orpheline de sa dimension opérationnelle. Cette dernière, quand elle est abordée, est présentée le plus souvent sous une forme désuète ou erronée. C’est pourquoi les analyses et les points de vue apparaissent idéalisés quand ils sont positifs et trop superficiels quand ils sont dénigrants.

Le modèle holistique de l’entreprise libérée constitue pourtant un moyen exceptionnel d’améliorer sensiblement la réactivité et la pérennité de la plupart des entreprises. Il importe donc, au bénéfice de leurs patrons, de leurs managers et de leurs personnels, de clarifier ce qu’est réellement une entreprise libérée et ce qu’elle n’est pas, à travers les dix idées fausses les plus significatives.

Idée fausse n°1 : l’entreprise libérée est une utopie fondée sur un idéal humaniste

Cette idée fausse est la plus répandue. Elle trouve probablement son origine dans l’orientation majoritairement humaine et sociologique qu’en ont donné ses promoteurs. Il ne s’agit évidemment pas de minimiser leur apport dans la diffusion de cette nouvelle forme d’organisation ; elle est réelle, essentielle et incontestable. Mais limiter sa transformation à cette seule dimension induit de nombreuses défaillances dans la perception et les bénéfices à attendre du passage à une entreprise libérée.

Tout d’abord, le discours purement humaniste renvoie à des références du 20ème siècle peu convaincantes. Ensuite, prôner l’établissement d’un climat général de confiance et de bienveillance, sans l’associer à des changements profonds des pratiques opérationnelles, laisse place au doute et peine à produire les résultats escomptés.

Il devient donc urgent, pour corriger ces défaillances, d’envisager l’entreprise libérée du point de vue de l’organisateur. C’est-à-dire en renforçant son image d’arguments qui répondent clairement aux préoccupations et aux contraintes d’un comité de direction. Il ne s’agit pas de biaiser la nature profonde de l’entreprise libérée, mais de la situer dans ce qu’elle comporte de réellement positif, aux plans stratégique, opérationnel, financier et humain.

On y parvient en associant les volets relatifs aux structures et aux opérations à celui relatif aux relations humaines. Ainsi positionnée, l’entreprise libérée n’apparaît plus comme une utopie mais comme un modèle d’organisation, vers lequel il est possible de migrer avec mesure et pragmatisme.

Idée fausse n° 2 : il n’existe pas de démarche pour libérer son entreprise

Transformer en profondeur son entreprise ne peut se concevoir qu’en tenant compte de tout ce qui la caractérise et la différencie de ses consœurs. Mais la variété des chemins rejette-t-elle toute possibilité de conception d’une démarche générale ?

L’analyse du fonctionnement des entreprises libérées permet de dégager de nombreuses caractéristiques récurrentes. Elles construisent un substrat organisationnel qui peut constituer l’ossature d’une démarche, c’est-à-dire un métamodèle des transformations à opérer et des pratiques à appliquer. Présentée comme un guide et non une méthode, elle se positionne alors comme un outil pour le manager et l’organisateur.

Construire et partager en commun une vision, un chemin, des étapes et des objectifs en s’appuyant sur une telle démarche n’est en rien utopique et vain. Chaque entreprise peut s’en inspirer pour fonder sa propre conviction et élaborer son propre parcours de libération. Partir d’une feuille blanche pour se libérer n’est donc ni une nécessité ni une obligation.

Idée fausse n° 3 : se préoccuper du bien-être de ses collaborateurs suffit à définir une entreprise libérée

Cette idée transparaît dans nombre de reportages et témoignages diffusés sur les réseaux sociaux et dans les médias. Il est certain que cette caractéristique est présente dans toutes les entreprises libérées. Mais elle est également perceptible dans bien des entreprises aux modes d’organisation beaucoup plus classiques.

Elle consiste notamment à créer une direction du bien-être, prévoir des salles de repos, permettre à chacun de choisir ses jours et ses horaires de travail. A elle seule, elle produit des bénéfices reconnus et mesurés : meilleure productivité, plus grand attachement à l’entreprise, plus grande attractivité, etc. Mais suffit-elle pour qualifier l’entreprise de libérée ? Certainement pas et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, une entreprise libérée est créée pour acquérir flexibilité, réactivité et capacité à se reconfigurer rapidement. Or, agir uniquement sur le bien-être des personnes ne permet pas, à lui seul, d’acquérir ces qualités.

D’autre part, la transformation des relations qui s’instaurent entre les managers et leurs équipes constitue une des caractéristiques importantes d’une l’entreprise libérée. Or, créer toutes les conditions pour y parvenir nécessite une transformation plus large et plus profonde de l’organisation.

Enfin, dans une entreprise, tous les leviers opérationnels sont liés et interagissent en permanence. Rechercher de la flexibilité dans une organisation nécessite d’agir de manière coordonnée sur chacun d’eux. Se limiter à l’un d’entre eux est loin d’être suffisant.

Viser le bien-être de son personnel est un objectif généreux et bénéfique. Mais ce projet ne peut prétendre, à lui seul, libérer l’entreprise des rigidités et des freins qui réduisent dangereusement sa réactivité et son agilité.

Idée fausse n° 4 : libérer son entreprise nécessite la présence d’un patron libérateur

Dans nombre d’entreprises libérées pionnières, le passage à ce mode d’organisation a été envisagé, décidé et conçu sous l’impulsion d’un patron libérateur. La lecture d’ouvrages de référence et le témoignage de pairs précurseurs l’ont persuadé du bienfondé d’une telle transformation.

Pour lui, nulle méthode ou démarche pour libérer son entreprise. Il doit partir d’une feuille blanche et trouver, en marchant, le chemin le mieux adapté à son contexte, ses besoins et ses enjeux spécifiques. Ainsi abordée, cette transformation ne peut se passer d’un patron libérateur et de son intime conviction.

Mais est-il réaliste de penser que la grande majorité des patrons va aisément et naturellement emprunter un tel cheminement ?

Certainement pas, et cela pour deux raisons principales. Tout d’abord, ils sont quotidiennement en prise avec des préoccupations bien éloignées des seules relations humaines, même si celles-ci peuvent influencer nombre d’entre elles. Ensuite, culturellement, les comités de direction sont peu friands de démarches dont ils ne peuvent maîtriser le déroulement et mesurer les effets en permanence.

Or, le modèle de l’entreprise libérée n’est ni hasardeux ni aventureux. Il est de ceux que toute entreprise devrait envisager, qu’elle soit florissante ou rencontre de réelles difficultés. Toutefois, il est nécessaire, pour y parvenir, qu’il dévoile simplement et clairement ce qu’il est et ce qu’il permet d’obtenir. Pour cela, il est primordial de l’aborder comme le fait un organisateur ; c’est-à-dire exposer toutes les difficultés qu’il permet d’aplanir en transformant simultanément ses structures, ses opérations et ses relations humaines.

Ainsi repositionné, son déploiement peut s’appuyer sur une démarche globale de transformation accessible et compréhensible. Il la rendra recevable et adoptable par un plus grand nombre d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs. Dans ces conditions, il n’est plus nécessaire que le patron soit visionnaire ou libérateur. Il suffit qu’il envisage la libération de son entreprise comme une transformation stratégique qui permettra de répondre à la nécessité de flexibilité et d’agilité organisationnelles qu’exigeront les changements erratiques de son environnement.

Idée fausse n° 5 : l’entreprise libérée est une entreprise sans chef

Le modèle de l’entreprise libérée se différencie effectivement par l’absence de hiérarchie de poste ou de position. Il préconise que les décisions opérationnelles soient prises au plus près du terrain et discutées collectivement dans les équipes autonomes et les cercles de réflexion et d’orientation. Aucune ne relève d’un patron, d’un comité de direction ou d’un chef.

Mais est-ce à dire qu’il n’y a plus de chefs dans une entreprise libérée ?

Si le chef est celui qui dit quoi faire, comment faire et contrôle ce qui est fait, il n’a pas sa place dans une entreprise libérée. De même, s’il est associé à l’idée de supérieur, aussi éclairé soit-il. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune sorte de leadership dans une entreprise libérée.

Celui-ci s’exprime, d’une part, à travers le rôle de pilote-leader. Plébiscité par les membres de l’équipe pour sa capacité à animer, soutenir et conseiller l’équipe et ses membres.

D’autre part, bien qu’une équipe soit autonome, lorsqu’une de ses décisions peut impacter d’autres équipes, elle réunit un groupe pour la partager. Constitué avec les équipes concernées, le groupe a pour but d’en analyser les conséquences et de partager les conditions de sa mise en œuvre. Le choix des groupes résulte d’un consensus et demeure souverain.

Enfin, pour assurer la cohérence des objectifs et des moyens, différents cercles sont créés pour aborder les sujets généraux et transverses. Leurs avis orientent, guident et soutiennent les équipes.

Ainsi, dans une entreprise libérée, s’il n’y a plus de chef au sens commun, il y a toujours un management de proximité exercé par les pilotes-leaders d’équipes. En dehors de lui, un leadership s’exerce, tout naturellement et sans coercition, à travers les engagements réciproques de chaque individu, chaque équipe, chaque groupe et chaque cercle.

Idée fausse n° 6 : dans une entreprise libérée, chacun est autonome et libre d’engager les actions qu’il juge bon

Penser que chacun peut agir en électron libre au sein d’une entreprise libérée est une caricature bien éloignée de la réalité. L’autonomie dont il est question n’est ni l’indépendance ni l’absence de règles.

L’autonomie opérationnelle des équipes est assujettie au respect des engagements de qualité et de performance pris vis-à-vis des clients, externes et internes. Et cela d’autant plus qu’ils ont été définis et validés collectivement.

L’autonomie individuelle est assortie d’une responsabilité assumée face aux autres membres de l’équipe. Elle concerne aussi bien les travaux réalisés que les relations interpersonnelles entretenues.

Ainsi, dans une entreprise libérée, si les libertés d’action sont étendues par rapport aux modèles classiques d’organisation, elles n’en sont pas moins subordonnées aux règles définies en commun qui s’imposent à tous et aux engagements pris par chacun.

L’idée, souvent émise, que le personnel d’une entreprise libérée dispose d’une totale liberté de décision et d’action est surfaite. Elle reste circonscrite et soumise au respect, par chacun, de tout ce qui créé la confiance et la coopération au sein de l’équipe et de l’entreprise.

Idée fausse n° 7 : une entreprise libérée n’a ni règles ni processus

Cette idée trouve son origine dans la perception des processus qu’ont bon nombre de managers et certains organisateurs. Pour eux, ils sont coercitifs, rigides et laissent peu de place à l’initiative individuelle. Autrement dit, ils musellent toute liberté et initiative individuelle. Alors, à l’évidence, une entreprise libérée ne peut que s’être affranchie de toute description et usage du processus.

Cette idée est fausse pour trois raisons principales.

La première résulte de la confusion entre processus et procédure. Le processus représente l’enchaînement des étapes qui permettent de délivrer un produit ou un service. Une procédure décrit avec précision les règles à respecter pour effectuer une séquence d’un processus. Elle n’en est donc qu’un sous-ensemble. Les confondre conduit à une perception erronée du processus. Celui-ci ne fait que décrire la réalité des opérations, avec la précision jugée nécessaire par l’entreprise. Ce n’est donc pas le processus qui bride l’initiative et l’autonomie, mais l’usage qui en est fait.

Une deuxième raison vient du constat que toutes les entreprises libérées disposent de processus. Ils sont décrits, élaborés et optimisés au sein des équipes dont ils constituent l’ADN.

La troisième raison est simple : au-delà des processus, des règles sont nécessaires pour assurer des relations saines, bienveillantes et assumées entre les individus qui composent une entreprise. Elles sont définies en commun et constituent la gouvernance de toutes les entreprises libérées.

Les entreprises libérées disposent donc bien de règles et de processus définis collectivement et largement partagés. Ceci les différencie clairement de leurs consœurs. Comme aime à le rappeler un patron d’entreprise libérée : « Liberté ne signifie pas anarchie et absence d’organisation, bien au contraire. »

Idée fausse n° 8 : une entreprise peut se libérer en conservant son organisation en silos

Nombre d’entreprises considèrent qu’elles sont libérées si elles améliorent significativement le bien-être de leur personnel. Dans cette acception réductrice, rien n’empêche donc de conserver sa structure en silos.

Mais c’est ignorer que l’objectif d’une entreprise libérée est d’acquérir flexibilité, réactivité et résilience organisationnelles. Ces qualités sont certes liées aux relations humaines, mais elles ne peuvent être acquises sans agir simultanément sur les opérations (capacité à réorganiser ses processus de production) et les structures (capacité à reconfigurer ses moyens).

Du point de vue des opérations, et donc des processus, leur analyse met en évidence de nombreuses faiblesses. Elles résultent, pour une bonne part, des dépendances que subissent les processus vis-à-vis de l’hétérogénéité de ses multiples contributeurs et du poids de certaines contraintes hiérarchiques incontournables. Il apparait que ces processus, éminemment transversaux, s’accommodent mal des structures en silos.

De nombreuses solutions sont mises en place en permanence pour réduire ces difficultés. Mais le moyen le plus efficace et le plus sûr d’y parvenir consiste à rendre chaque processus autonome opérationnellement. Pour suivre et amplifier cette évolution, les structures gagnent à évoluer simultanément vers des équipes, elles-mêmes autonomes en terme de moyens. Dans cette configuration, chaque équipe réunit donc, sous sa seule responsabilité, des moyens originalement répartis dans chacun des silos.

Ne pas réaliser ces transformations c’est accepter la persistance des contraintes et des faiblesses de la structure en silos. Manager c’est prévoir, ou tout au moins préparer son organisation à faire face au mieux à l’imprévisible. L’organisation en silos restera toujours un obstacle vers cette quête existentielle.

Idée fausse n° 9 : libérer son entreprise vise à réduire le coût de ses fonctions supports

Cette idée sous-entend que, derrière les objectifs affichés par les entreprises libérées, se cachent des intentions sournoises. Il est vrai que toute entreprise cherche, en permanence, à réduire ses coûts de fonctionnement. Mais pourquoi les entreprises libérées viseraient-elles plus précisément les coûts de leurs fonctions supports ?

En fait, ce soupçon a pour origine le choix qu’elles font d’une structure en équipes autonomes. Celles-ci disposent de tous les moyens nécessaires à l’exécution de leurs processus, dont évidemment leurs fonctions supports. Plusieurs solutions ont été envisagées pour traiter cette question.

Par exemple, à travers des formations dispensées aux personnes intéressées, certaines fonctions ont été prises en charge par l’équipe ; il s’agit ici de développer la polyvalence. Une autre solution a consisté à multiplier les experts pour les adjoindre à chaque équipe, sans position hiérarchique particulière. D’autres, enfin, ont simplement constitué des équipes supports autonomes placées au même niveau que les équipes qu’elles servent. Ces réorganisations se sont souvent traduites par une augmentation des coûts, largement compensée par la plus grande réactivité et liberté d’action des équipes.

Bien loin de disparaître ou d’être marginalisées, les fonctions supports doivent donc, au contraire, être réorganisées et positionnées là où elles s’avèrent les plus efficaces pour les clients externes et internes. L’idée de leur réduction drastique, voire de leur disparition, est donc fausse.

Idée fausse n° 10 : le concept d’entreprise libérée ne peut s’appliquer aux grandes entreprises

Cette idée trouve son origine dans deux phénomènes concomitants. D’un côté, la quasi-totalité des entreprises qui se disent libérées sont des TPE ou des PME. De l’autre, la plupart des promoteurs de cette forme d’organisation déclarent qu’elle est difficilement applicable aux grandes entreprises.

Ces constats suffisent-il à rejeter l’intérêt ou la capacité des grandes structures industrielles et de services à se libérer ? Certainement pas, et cela pour trois raisons majeures.

Tout d’abord, libérer son entreprise n’est en rien utopique. Cela peut s’envisager avec pragmatisme et réalisme à travers une démarche structurée, cadencée et maîtrisable. Dépouillé de sa dimension majoritairement humaniste, mettre en œuvre le modèle des EL peut être envisagé au même titre que n’importe quelle autre proposition de transformation organisationnelle.

Ensuite, affirmer que l’entreprise ne peut que partir d’une feuille blanche pour se libérer freine, sans aucun doute, l’éventuel intérêt d’un comité de direction, compte-tenu de son imprévisibilité. Or, en coordonnant la transformation des structures et des opérations, simultanément à celle des relations humaines, il est possible d’élaborer un guide capable d’accompagner la libération d’une entreprise.

Enfin, de nombreuses entreprises de toutes tailles se mobilisent de nos jours dans la quête de sens et de bien-être des individus, dans la mise en place d’équipes autonomes ou l’incitation à rendre les managers plus leaders que hiérarchiques. Ces projets finissent par dégager des bénéfices perceptibles. Mais ils s’avèrent néanmoins plus promoteurs d’image que générateurs d’une réelle transformation organisationnelle, capable de renforcer l’agilité et la résilience des entreprises.

Appréhender l’entreprise libérée au-delà du seul point de vue des psychologues et des sociologues ne peut qu’interpeler et séduire les patrons des grandes entreprises. Loin d’être stéréotypée, elle s’applique en s’adaptant aux valeurs, aux contraintes et aux forces de chaque entreprise. Elle ne les différencie ni par leur secteur, ni par leur taille, ni par leur statut. •

Cet article a été écrit par Henri Chelli, directeur du cabinet Synedge Consulting et secrétaire général du Club des Pilotes de Processus. Il est l’auteur de l’ouvrage « L’entreprise libérée : pourquoi, comment ? » (Editions Maxima).