Une étude publiée par la Fondation Cigref et réalisée par les chercheurs de Telecom École de management analyse les conséquences de l’émergence de la génération Y dans le domaine de la gestion de projets SI. Les chefs de projets de la génération Y doivent composer avec un domaine professionnel très structurant et une culture privilégiant la souplesse, le collaboratif et l’échange informel…
Les pratiques sociales ont été bouleversées par l’irruption massive des outils du Web 2.0. Logique participative, collaboration et réseaux sociaux ont largement contribué à l’apparition de nouveaux modèles de relations sociales. En parallèle, les normes et référentiels en matière de gestion de projets n’ont que faiblement intégré les concepts coopératifs et participatifs. Quand la collaboration et la coopération sont mentionnées, elles restent sous la responsabilité du chef de projet, qui prend en charge la coordination des échanges.
Les méthodes dites « agiles » partagent l’objectif de conduire les projets de manière à livrer des applications de qualité, le tout dans des délais plus réduits que dans les pratiques observées. Ces méthodes donnent la primauté aux individus et aux interactions plutôt qu’à des processus de gestion de projet très formalisés. Dans ce contexte, comment les jeunes chefs de projet, à la croisée de ces différents phénomènes, structurent-ils leurs pratiques de management ? Comment composent-ils avec les référentiels normatifs ? Dans quelle mesure introduisent-ils de l’agilité dans leur conduite de projets ?
Les auteurs de l’étude ont choisi d’étudier ces questions en s’appuyant sur la théorie de la structuration. Cette théorie distingue trois dimensions qui se retrouvent dans la structuration d’un système social concret :
- la signification renvoie à des réservoirs de connaissances que les acteurs du système mobilisent pour donner sens à leurs actions ;
- la légitimation renvoie aux normes qui permettent de justifier ou de sanctionner un comportement dans un système d’actions concret ;
- la domination concerne la répartition du pouvoir (moyens et ressources) mis en œuvre dans les interactions.
Toute action dans un système social fait donc référence à un sens, se positionne face à des droits et devoirs et s’inscrit dans une répartition du pouvoir. L’expression « génération Y », désigne les individus nés entre 1980 et 2000 (ou 1995 suivant les auteurs), alors que « génération X » renvoie à ceux qui sont nés dans les années 1960-1979, juste après les « baby-boomers » nés dans l’immédiat après-guerre (1946-1959).
C’est justement avec l’arrivée dans le monde du travail de la génération Y que l’idée qu’il est important de prendre en compte les spécificités générationnelles a pénétré dans les entreprises. Plusieurs stéréotypes ont été associés à la génération Y au travail : caractère impatient et ambitieux, peu d’attachement à l’entreprise, etc. Dans les faits, plusieurs études menées sur le terrain ont montré que les différences entre générations étaient loin d’être aussi prononcées que l’on pouvait s’y attendre. Mais les salariés de la génération Y ont des attentes fortes en matière de communication humaine et leur immersion précoce dans le monde technologique leur a permis de développer des compétences utilisables dans le monde professionnel.
Quelle structuration des pratiques de management de projet ?
Les pratiques de gestion de projet peuvent s’analyser selon trois dimensions.
La signification : tous les chefs de projet appartiennent à la même entreprise. De fait, ils mobilisent des schémas interprétatifs similaires : tous sont convaincus de la logique d’industrialisation et ils effectuent une planification hebdomadaire basée sur des tâches mesurées en heures. Néanmoins, certaines différences existent, notamment dans la perception des contraintes émanant du programme.
La légitimation : chaque chef de projet légitime ses choix de management par rapport à ce qui lui semble le plus essentiel : préserver l’existence de l’équipe locale pour le premier, les délais à respecter pour le deuxième et une perspective de reconnaissance officielle de sa compétence managériale pour le troisième.
La domination : les trois chefs de projet étudiés par les chercheurs (voir encadré page suivante) exercent le pouvoir de manière différente :
- le premier entretient une relation affective avec son équipe, la protège et a le souci de la faire progresser.
- Le deuxiéme doit être joignable en permanence, il a donc un adjoint qui lui sert de « back-up ».
- Le troisième se comporte conformément aux normes professionnelles.
Chaque chef de projet s’inscrit dans une trajectoire d’appropriation différente. Le chef de projet de l’équipe de développement n° 2, le plus jeune des trois, s’inscrit dans une trajectoire d’appropriation directe et explicite. De la génération Y, il semble hériter la pratique des échanges en réseau et de partage, mais dans un objectif de retour d’expérience et d’échanges de bonnes pratiques. Le chef de projet de l’équipe de développement n° 1 n’apparaît pas en rupture avec les normes et référentiels dans sa pratique, notamment sur la planification du travail ou le suivi de l’avancement. Le chef de projet de l’équipe de paramétrage combine une planification très outillée à un mode de management dans l’urgence, qui induit pour l’équipe un changement constant de priorités.
Importation des pratiques 2.0 dans l’entreprise
Sans y faire explicitement référence, les trois chefs de projet mettent en œuvre des principes des approches agiles : importance des interactions en face-à-face, un chef de projet se donnant comme modèle en gagnant l’adhésion et la confiance de ses collaborateurs (plutôt qu’en s’appuyant sur l’établissement de responsabilités et la récompense/punition selon l’atteinte des objectifs) et pilotage réactif.
Le nombre de cas étudiés ne permet pas de généraliser les figures de chef de projet présentées. Néanmoins, les auteurs en tirent quelques constats dont la portée dépasse le cadre particulier de la recherche.
- Il n’y a pas de rejet du cadre normatif, mais des appropriations différentes en fonction de l’enjeu perçu comme majeur.
- L’agilité est mise en œuvre de façon spontanée sur deux points majeurs : la valorisation des individus et des interactions plutôt que le respect de processus ou l’utilisation d’outils d’une part, la prise en compte réactive des aléas d’autre part.
- Les outils 2.0 utilisés dans la vie privée ne sont pas perçus spontanément comme devant être importés dans la vie des projets.
- La collaboration massive au sein des projets semble naturelle, même si elle est plus ou moins organisée selon les cas.
- La logique participative est présente, mais s’inscrit dans une hiérarchie et des rôles.
- L’autonomie et la capacité de se débrouiller sont des valeurs promues au sein de l’équipe.
- La frontière entre vie privée et vie professionnelle est revendiquée et semble respectée.
Les chercheurs proposent également deux recommandations managériales pour préserver un potentiel d’innovation dans la gestion de projet :
- La standardisation accrue des processus peut conduire à uniformiser les pratiques, réduisant la possibilité de voir émerger des pratiques innovantes. Or, celles-ci visent peut-être à compenser la dépersonnalisation introduite avec l’industrialisation. Sans la proximité du groupe et l’organisation en réseau collaboratif, la forte division du travail pourrait conduire à une démotivation.
- Ensuite, il peut être nécessaire d’aménager l’importation de pratiques sociales. Les pratiques sociales associées au Web 2.0 ne semblent pas pouvoir être transposées telles quelles aux projets SI. Il revient donc aux chefs de projet de les aménager en cohérence avec la logique de fonctionnement qu’ils mettent en œuvre. Pour pouvoir effectuer ce travail, ces chefs de projet doivent avoir une latitude suffisante par rapport au cadre normalisé.
Trois exemples
Exemple n° 1 : la figure de la mise en réseau
Dans cette équipe, la collaboration est importante, souvent en face-à-face. Elle a été organisée par la mise en place d’un réseau dynamique de rôles, qui permet de faire circuler la connaissance. La capitalisation s’effectue au niveau individuel, et le partage des connaissances s’effectue le plus souvent à l’oral. Le chef de projet anime ce réseau, répartissant les rôles avec le souci de faire progresser chacun, mais aussi de développer un jeu collectif. Les collaborateurs s’organisent en ateliers pour travailler sur différentes questions. Le chef de projet considère son équipe un peu comme un réseau d’amis, il la valorise et la protège des perturbations extérieures.
Exemple n° 2 : la figure de l’immédiateté
L’immédiateté, terme souvent associé aux réseaux, est la capacité à être disponible sans délai et sans intermédiaire, et à produire une action dès qu’il y a sollicitation. Cette caractéristique domine le management de l’équipe chargée du paramétrage. Le chef de projet a une approche de la gestion de projet que l’on peut qualifier de « temps réel ». Dans ce projet, la planification repose sur des techniques et des outils répandus dans la profession, comme un calendrier de livraison des versions du produit. Le chef de projet a découpé le travail en unités de livraisons mensuelles (UL) et le contenu de ces UL donne lieu à un découpage plus fin, inscrit dans un processus de planification du travail hebdomadaire. Le mode de communication privilégie l’informel et les échanges à l’oral. Le chef de projet encourage la capitalisation des expériences et les transferts de compétence au sein de l’équipe, souvent motivés par l’urgence d’une tâche à traiter. Pour le reste, le partage de connaissances se fait dans l’instant.
Exemple n° 3 : la figure de la professionnalisation
Le chef de projet de cette équipe a une approche de la gestion de projet qui s’inscrit dans une logique de professionnalisation de la fonction. Il montre une conformité aux référentiels de gestion de projets normatifs, auxquels il se réfère (volonté d’obtenir la certification PMP). Il revendique l’exclusivité de la planification. Le reporting est plus présent que dans l’équipe de développement n° 1. Le chef de projet contrôle, valide et se tient informé. Ce chef de projet attend de ses collaborateurs une certaine autonomie ainsi qu’un comportement conforme à une norme implicite de professionnalisme. La communication entre collaborateurs est peu organisée. Le chef de projet maintient une certaine distance avec ses collaborateurs, privilégiant des relations professionnelles neutres.