Eric Baudson, responsable mondial du département Informatique et Opérations au sein d’une banque de financement et d’investissement, Antoine Gourévitch, directeur associé et Vanessa Lyon, directeur de projet, tous deux au Boston Consulting Group, ont disséqué la fonction de DSI.
Vous avez coécrit un ouvrage sur le « darwinisme de l’IT » : de quels constats êtes-vous partis ?
Vanessa Lyon À travers les différentes missions que nous menons dans les entreprises, un constat assez partagé a émergé : certains DSI éprouvent de réelles difficultés à « reprendre la main » et à se positionner dans l’organisation et face aux directions générales.
En réalité, l’IT fait encore peur aux décideurs. Ce fossé existe toujours, même si l’on peut prévoir qu’il se résorbera à plus ou moins long terme avec l’évolution des usages des systèmes d’information et des habitudes des utilisateurs qui vont, de fait, se propager chez les décideurs.
Les technologies de l’information restent un sujet compliqué : elles sont partout dans l’entreprise, mais c’est un domaine très technique, pris en charge par des populations qui ont un savoir-faire qui n’est pas cœur de métier. En outre, les technologies de l’information évoluent en permanence, comparativement à d’autres fonctions comme la comptabilité ou les ressources humaines, qui évoluent relativement moins vite. Les décideurs sont plus à l’aise pour décider du lancement d’une campagne de publicité que pour analyser les enjeux, pourtant colossaux, des systèmes d’information, qui coûtent cher et ne se voient pas !
Le darwinisme de l’IT
« On a l’informatique que l’on mérite. » Tel est le défi posé aux nouvelles et futures générations de DSI et aux directions générales. Rédigé par deux consultants du BCG et un opérationnel, le livre Se transformer ou disparaître : le darwinisme de l’IT propose une approche à la fois conceptuelle et pratique. Les réalités opérationnelles soulèvent, au quotidien, encore bien des questions susceptibles de remettre en cause le positionnement de l’IT dans l’entreprise : comment intégrer les technologies de dernière génération à un patrimoine applicatif et technique déjà dense ? Comment concilier satisfaction des métiers avec optimisation des coûts ? Comment externaliser des ressources et quels savoir-faire conserver en interne pour ne pas dépendre des prestataires et rester crédible en interne ? Comment gouverner en harmonie avec la direction générale ?… L’ouvrage a été rédigé par Eric Baudson, responsable mondial du département Informatique et Opérations au sein d’une banque de financement et d’investissement, Antoine Gourévitch directeur associé et Vanessa Lyon, directeur de projet, tous deux au Boston Consulting Group à Paris.
Se transformer ou disparaître : le darwinisme de l’IT, pourquoi l’entreprise doit gérer son informatique comme un business, Éditions Lignes de Repères, 250 pages, 2010.
L’arrivée de nouvelles générations d’utilisateurs et de décideurs va-t-elle changer la donne ?
Antoine Gourévitch Sur ce plan, les DSI vont bien sûr être « challengés », par exemple par des utilisateurs qui sont habitués à réserver leurs billets de train en ligne en quelques minutes, ou à disposer d’espaces de stockage volumineux pour leurs documents personnels. Auparavant, l’informatique était l’apanage des « gens de l’informatique », protégés par une culture technicienne et un langage particulier, qui prescrivaient des solutions dans un spectre de choix relativement limité. Ils avaient la maîtrise de ce qu’il fallait faire et sur quels supports, dans un contexte d’évolution technologique rapide et inquiétante.
Aujourd’hui, on observe deux révolutions. La première concerne les utilisateurs nés avec l’informatique, et qui la maîtrisent parce qu’ils sont bien équipés chez eux. Cela fait inévitablement monter leurs attentes vis-à-vis des DSI. La seconde concerne le flou qui s’installe entre les compétences des différents prestataires avec un mélange entre, d’un côté, des SSII et des éditeurs de logiciels qui proposent des services complets aux métiers et, de l’autre, des « agences marketing » qui offrent des prestations de nature technique. Le DSI a donc, face à lui, à la fois des utilisateurs qui lui demandent pourquoi ils ne sont pas équipés d’iPad, et des directions métiers, par exemple le marketing, qui lui expliquent qu’un prestataire peut leur concevoir et gérer une base de données clients à des coûts très compétitifs.
On a déjà connu cette situation au début des années 2000. Een quoi ce que vous mentionnez est vraiment nouveau ?
Antoine Gourévitch C’est vrai, on en parlait déjà beaucoup, mais le taux de pénétration n’était pas le même, si l’on songe par exemple aux offres SaaS qui, aujourd’hui, permettent à une direction métier de s’affranchir beaucoup plus facilement de la DSI. Il y a dix ans, ceux qui optaient pour une telle approche ne prenaient pas de grands risques, les budgets n’étaient pas énormes. Aujourd’hui, ce mouvement est beaucoup plus profond.
Vous expliquez dans votre ouvrage que la DSI doit abandonner sa position de centre de coûts : ce n’est tout de même pas la faute du DSI si son activité est perçue comme telle dans l’entreprise ?
Vanessa Lyon En réalité, le DSI est en grande partie responsable de son positionnement. S’il ne communique que sur ses coûts et pas sur la valeur qu’il crée, il se positionne de fait comme un centre de coûts et non en partenaire de l’activité de l’entreprise. L’objectif est de se placer à égalité avec les autres directions métiers. Il n’y a aucune raison de traiter l’IT comme un domaine à part.
Le DSI gère des clients (des métiers, des filiales, des marchés) et répond à des actionnaires, en l’occurrence la direction générale de l’entreprise. Il propose un catalogue de produits et de services et le fait évoluer. Il pilote son dispositif comme un industriel, en supervisant une multiplicité d’activités qui vont du branchement des téléphones au pilotage des projets, en passant par la gestion du centre de traitement des données et la rédaction d’un schéma directeur.
Si la DSI se positionne comme un centre de coûts, cette position est de toute façon intenable, car la direction générale va inévitablement exiger des économies, alors que si la DSI se place au niveau des autres directions métiers, en tant que partenaire de l’activité de l’entreprise, le discours et les interrogations seront d’une tout autre nature.
C’est une question de posture. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille négliger les coûts, sous prétexte d’innovation et de création de valeur. Il importe de demeurer rigoureux dans la maîtrise des patrimoines applicatif et technique ainsi que dans la gestion des obsolescences. Empiler les applications génère une complexité excessive et coûteuse à entretenir et fait peser un risque sur la qualité du service (c’est la notion de dette technique).
Si la DSI empile ses applications et ses couches techniques, sans vision d’ensemble, sans savoir où il conduit le système d’information, sans identifier la valeur créée, sans se projeter à trois ou cinq ans, il devra un jour ou l’autre diminuer ses budgets, au détriment d’une marge de manœuvre indispensable pour accompagner les métiers.
Mais comment faire les bons choix ?
Vanessa Lyon Cela dépend bien sûr du contexte de l’entreprise, mais il n’est pas toujours pertinent d’être en avance de phase pour l’adoption des technologies, on peut se contenter d’être suiveur. On peut, par exemple, lancer des projets pilotes et voir comment les intégrer au système d’information. Et inversement, il n’est quelquefois pas pertinent de se contenter d’une position de suiveur technologique, si les exigences d’innovation sont fortes.
Comment faire passer les bons messages afin de placer sur le même plan l’IT et l’activité de l’entreprise ? Quels leviers faut-il actionner ?
Antoine Gourévitch Les DSI doivent travailler deux plans : leur crédibilité et leur vision à long terme. Sur le premier plan, il importe d’être visible en s’assurant que les composants de base du système d’information fonctionnent, autrement dit, garantir la qualité de service.
Il faut également être cohérent pour les règles que l’on fixe, par exemple pour la sécurité, en évitant l’arbitraire. Si d’un côté, la DSI impose des procédures très restrictives et, d’un autre, elle distribue largement des clés USB, il y a un manque de crédibilité et de cohérence. Cela suppose bien sûr de travailler étroitement avec les directions métiers, donc « d’embarquer » l’IT le plus en amont possible dans les projets métiers, et inversement. Sur le plan stratégique, nous croyons beaucoup aux schémas directeurs.
Ces éléments fondamentaux améliorent la visibilité des DSI sur ce qu’ils vont faire, comment ils vont le faire, avec quelles ressources et comment les activités vont se structurer. Par exemple, à cinq ans, quelles technologies va-t-on privilégier ? De quelles compétences allons-nous avoir besoin ? Quel sera le rôle des prestataires ? Lorsque l’on construit une usine, il faut expliquer ce que l’on bâtit et pourquoi.
Bref, il faut un plan. Cette approche évite l’empilement des applications et des infrastructures : c’est d’autant plus important que les investissements sont colossaux. Combien de temps passe avant qu’une direction générale ne décide de construire une nouvelle unité de production ? Souvent plusieurs mois… Combien de temps prend-elle pour décider d’implémenter un ERP ? Quelques heures, voire quelques minutes…
La mission des DSI est de repositionner l’informatique comme une autre fonction du l’activité de l’entreprise. Lorsqu’une direction générale envisage de construire une nouvelle usine, elle n’a pas besoin de connaître toutes les normes de construction pour prendre sa décision.
Il en est de même pour les systèmes d’information. Cela ne l’empêche pas de se préoccuper du coût, des priorités, de l’échéance et de la disponibilité des compétences pour mener le projet à bien.
Dans votre ouvrage, vous résumez les étapes de l’évolution du métier de DSI, du « DSI bouc émissaire » au DSI « innovateur ». Où en sont les DSI aujourd’hui ?
Vanessa Lyon Aujourd’hui, sur l’échelle d’évolution des DSI (voir schéma page 8), la plupart aspirent à se positionner au moins comme « DSI processus » ou « DSI innovation ». Pour cela, il faut au moins avoir sécurisé ses niveaux de services et être perçu comme tel.
Des DSI qui ont bâti une forte crédibilité sur la qualité de services et la maîtrise des grands projets complexes se sont vu confier des responsabilités qui dépassent le strict cadre de l’informatique, la direction générale reconnaissant qu’ils pouvaient faire évoluer les processus.
Les DSI qui diminuent les coûts peuvent-ils quand même innover ?
Antoine Gourévitch Le DSI doit toujours conserver des marges de manœuvre pour pouvoir innover. Mais l’intuition des directions générales et des directions métiers est que l’informatique coûte de moins en moins cher. C’est l’argument phare des fournisseurs de technologies de l’information. Globalement, les budgets restent stables car la puissance augmente : le ratio dépenses informatiques/chiffre d’affaires est donc constant.
Le problème survient lorsque ce ratio augmente. Éviter que le ratio ne dérape suppose, pour le DSI, de rester vigilant pour optimiser les coûts, remettre en question les processus qui ne sont plus adaptés et simplifier le paysage applicatif, coûteux en maintenance technique et fonctionnelle. Si ce travail de simplification n’est pas réalisé, le ratio va dériver et, dans ce cas, le DSI n’aura plus de marge de manœuvre pour lancer de nouveaux projets.
Il devra donc réagir au coup par coup, sans vision globale et sans marge de manœuvre pour innover. Cela dit, rechercher l’innovation à tout prix peut se révéler contre-productif, tout dépend du niveau de maturité de la DSI.
Le DSI a-t-il vraiment le pouvoir de dire non ?
Vanessa Lyon Là encore, c’est une question de posture, de crédibilité. Dire non pour dire non n’est évidemment pas une option, surtout si les besoins métiers sont pertinents. Par contre, savoir dire non et expliquer qu’aujourd’hui on ne peut pas engager tel projet ou qu’il y a des risques a un sens : si le DSI est crédible il n’y a pas de raison qu’il n’exprime pas son pouvoir de dire non et qu’il n’impose pas des limites.
Pour prendre une analogie, il ne viendrait pas à l’idée d’un fabricant de camionnettes d’inclure un 4×4 dans son catalogue sous prétexte qu’un client lui en a demandé un !
Certes, il faut du courage et, d’expérience, il vaut mieux dire non en amont, travailler sur les arguments pour orienter les décisions, que de se retrouver dans une situation difficile à la fin d’un projet, simplement parce qu’il n’a pas été sécurisé dès l’étude d’opportunité.
N’oublions pas que les projets systèmes d’information résultent de la rencontre entre des besoins métiers ouverts et des contraintes techniques relativement fermées, ne serait-ce que parce que les technologies ne sont pas disponibles et que l’on ne peut pas tout faire tout de suite. Cela crée inévitablement des tensions parce qu’il faut établir des compromis entre besoins et technologies. Il est préférable de traiter ces tensions le plus en amont possible, sinon les projets deviennent risqués.
Pour résumer, ce « droit de veto » peut s’exercer dans trois domaines : lorsque les choix applicatifs ou d’architecture ne sont pas cohérents avec le plan stratégique, lorsque le lancement d’un projet ne réunit pas les conditions de succès (absence de parrain, équipes projets métiers insuffisantes, gestion du changement non prévue…), et lorsqu’il y a une incohérence entre le rythme demandé par les métiers sur les projets et le plan de montée en charge des équipes IT.
La solution n’est-elle pas de privilégier l’externalisation ?
Vanessa Lyon L’externalisation contredit le fait que l’entreprise va gérer l’informatique comme une activité commerciale. En général, une activité commerciale n’est pas ou peu externalisée. Il faut en conserver la maîtrise et entretenir les compétences, notamment pour mettre en concurrence les prestataires externes.
L’informatique est un facteur d’innovation et on voit mal comment cela peut se matérialiser si tout est externalisé. Il faut également entretenir des compétences techniques. C’est une problématique particulière à ces fonctions dites « de support » : ce sont des profils très techniques, qui ne sont pas toujours cœur de métier. Il faut pouvoir attirer les meilleurs et les conserver, l’équilibre n’est pas facile à trouver.
La chance qu’ont les DSI est que la population d’informaticiens est curieuse, et si l’on sait leur proposer des challenges techniques ou de projets, on arrive à les garder et à les motiver.
Les DSI ont tendance à présenter à leurs équipes comme seule perspective le fait d’évoluer vers un parcours de manager, ce qui n’est pas toujours leur aspiration et peut générer des frustrations. Des parcours de chefs de projet ou d’experts techniques répondent aussi à des demandes d’informaticiens, et c’est un bon moyen de les motiver.
DSI : évolution de l’espèce | ||||||
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Source : Le darwinisme de l’IT, pourquoi l’entreprise doit gérer son informatique comme une activité commerciale. |