« Ce qui tue les projets ? Le temps… »

BelleAventure est un cabinet de conseil spécialisé dans la conduite de transformations des entreprises, notamment pour la performance du système d’information, des opérations, du développement produit et des projets transverses. Rencontre avec Thierry Schaeffer et Florence Cathala, directeurs associés, BelleAventure.

BPSI. Quel est votre diagnostic sur la manière dont sont menés la plupart des projets systèmes d’information ?

Florence Cathala. Souvent, les opérationnels ont l’impression d’être face à des projets dans lesquels ils se sentent peu ou pas assez impliqués. Le rejet majeur, dans les projets, réside dans l’impression qu’ont les utilisateurs que tout est développé dans une « chambre close » et, de fait, ils n’adhèrent pas.

Dans les projets classiques, on parle de milestones, de jalons, de gestion de projet. Mais ce qui tue les projets, c’est le temps.

Pour nous, il faut intégrer davantage des techniques de mobilisation d’ingénierie humaine, pas seulement de la conduite du changement. Tout repose, en effet, sur l’action des opérationnels. Les projets sont plus complexes à manager et demandent beaucoup plus d’informations.

Le problème principal des projets réside dans le fait qu’on ne connaît généralement pas en temps réel le pouls du projet, autrement dit la « vitesse du sang » dans l’organisation. Or, la vitesse de remontée des informations permet d’agir beaucoup plus vite. Il s’agit d’éviter la découverte d’un dysfonctionnement six mois après que l’intégrateur est parti !

Dans une organisation classique de gestion de projet, tout repose sur une équipe restreinte. L’équipe peut être performante et tout se passe bien mais, dans la plupart des cas, cela ne fonctionne pas. Il faut donc savoir créer un projet qui a du sens pour tous les acteurs.

Si on leur dit qu’il faut simplement mettre en place un nouvel outil, ils n’ont souvent pas de motivation pour se mobiliser pour le changement, car leur outil existant fonctionne très bien. Si on leur parle de croissance, d’innovation, de développement, cela fait sens.

BPSI. Quelle démarche préconisez-vous ?

Thierry Schaeffer. Tout est basé sur un système de rôles : la problématique est de bien définir qui tient quel rôle. Ce point est fondamental : on peut avoir trois personnes qui répondent différemment à une même question parce qu’elles se sentent légitimes à y répondre.

Or, quand, sur le terrain, un utilisateur obtient trois réponses en provenance de trois canaux différents, c’est le début de la confusion qui va progressivement s’accentuer. Pour éviter cet effet pervers, nous distribuons des rôles aux acteurs. A partir du moment où tous les différents acteurs d’un projet savent quel est leur rôle, ils vont être clairs. Toute l’énergie du projet va ainsi être focalisée sur la gestion des interfaces entre les projets. Le diable git toujours dans les interfaces…

Les grands projets impliquent beaucoup d’acteurs qui sont obligés de converger. C’est un vrai travail d’animation pour éviter que l’opérationnel ait l’impression d’être dépossédé du sujet, ce qui soumet le projet à des risques potentiels. Après seulement, l’expert conçoit son système, sur les indications des opérationnels.

La conduite de projet est au service des opérationnels. Il n’y a donc pas d’effet tunnel pendant six mois, ou plus, phénomène encore trop répandu : l’opérationnel doit participer depuis la conception jusqu’au basculement. Il a un rôle en permanence.

Les opérationnels sont impliqués dans la conception, mais quand cette phase est terminée, ils entrent en action. Ils sortent de la phase de conception avec un plan d’action.

On considère par expérience qu’en général, 50 à 80 % des changements peuvent être mis en œuvre pendant la phase de paramétrage de l’outil. Le dispositif projet est au service des opérationnels et pas l’inverse. Alors que, la plupart du temps, les opérationnels sont au service de l’équipe projet.

BPSI. Votre approche semble relativement décalée…

Florence Cathala. Oui parce que nous nous inspirons de la structure des contes ou des films d’action, qui repose sur une série de constantes : il y a toujours une menace, un « Roi » menacé, un « héros » qui va le sauver, des « magiciens » et des « dragons » qui tentent de déjouer les plans des « héros ».

Cette structure est fondatrice de notre approche. Dans les projets systèmes d’information, les « héros » de l’aventure, ce sont les opérationnels ! Ces « héros » ont besoin des outils pour combattre les « dragons » (les inévitables dysfonctionnements que tout manager de projet doit résoudre) : l’équipe projet les fournit.

Hélas, beaucoup de directions générales considèrent encore qu’il ne s’agit que d’un problème d’outillage. Le système d’information n’est pas encore perçu comme un facteur de mobilisation et d’enrichissement pour l’entreprise. La menace peut par exemple être la suivante : « Si je ne fais pas 10 % de croissance, mon actionnaire américain va me demander de réduire mes effectifs en France. »

Que faire, sachant que les solutions traditionnelles ne permettront pas de faire 10 % de croissance ? Il faut trouver une autre solution crédible. Dans un tel contexte, le DG joue le rôle du « Roi », et s’exprime devant quelques dizaines de top managers de l’entreprise, qui forment le deuxième cercle des « héros », le premier étant constitué par le comité de direction. Il lance alors la quête. Les managers sont ainsi associés à la co-construction de la solution.

Ensuite, les « magiciens », en réalité des experts métiers qui vont porter les solutions et les best practices qu’on va chercher à diffuser auprès du terrain, vont aider les « héros » à aller en quête du « Graal » : la valeur. Ensuite, le processus se déroule en cascade, vers un troisième cercle, lorsque les top managers vont impliquer leurs équipes.

Généralement, trois cercles suffisent, sinon c’est le signe d’un empilement hiérarchique qui introduit une certaine lourdeur. Tout est basé sur l’humain. Si l’on parvient à traduire individuellement le bénéfice du sens du projet que vous cherchez à faire aboutir, les individus se mobilisent.

Mais l’objectif de 10 % de croissance, pour reprendre notre exemple, ne peut être atteint en un an, il faut davantage de temps. C’est là qu’intervient la notion d’épisode.

Pourquoi ? Parce que si l’on demande à quelqu’un de se mobiliser à un horizon de deux ans ou plus, ce n’est pas tangible pour lui. D’autant qu’il a ses tâches opérationnelles quotidiennes à assurer. Donc, on découpe le projet en épisodes, en sous-objectifs et tout le dispositif tient compte de la réalité du terrain.

L’avantage est que l’on peut accélérer ou décélérer en fonction des remontées du terrain. Pendant la durée du projet, les « magiciens » fournissent les outils pour affronter les « dragons » car tout ce que vous avez prévu ne se passe pas comme prévu ! C’est le lot commun de tous les projets de système d’information.

On s’aperçoit par exemple que le système d’information existant est moins adapté, que les ressources sont insuffisantes et que les bons profils font défaut… « Héros » et « magiciens » font partie de l’équipe projet, le « Roi » étant dans son rôle d’apport de reconnaissance, de sens et de rétribution.

Pour mener à bien cette démarche, il faut disposer de quatre types de compétences : en ingénierie des processus et des systèmes d’information (avec des experts métiers), en ingénierie humaine (sociologie), en ingénierie des signes (communication) et en architecture des organisations.

Tout est basé sur la gestion des événements, sur ce qui se passe sur le terrain. Un comité éditorial des événements a pour rôle de restituer au service du terrain tout ce qui se passe sur le terrain. Cela aide beaucoup à conduire le projet, à identifier les points de blocage : c’est le terrain qui sait dans quelle direction le projet va partir.

N’oublions pas que les organisations ont toujours tendance à revenir sur leurs anciennes pratiques. Mais si le DSI est puissant, il va pousser à ce que l’organisation entre dans le nouveau mode de conduite de la transformation.

BPSI. Dans quel cadre êtes-vous intervenus chez Alstom Transport ?

Florence Cathala. Chez Alstom Transport, nous sommes intervenus dans le cadre du projet Impact de refonte globale du groupe, dont l’un des objectifs était de relancer une dynamique orientée marché/client avec des solutions basées à 80 % sur des éléments standards. Nous avons initié les rôles de « process owner » qui n’existaient pas chez Alstom, et qui ont été aidés par des experts métiers. Nous avions, avec le support de douze « facilitateurs », 550 front line managers à accompagner dans leur transformation.

Tous les quinze jours, nous faisions un état des lieux, personne par personne, de l’avancement en distinguant ceux qui étaient verts, c’est-à-dire dans les temps, de ceux qui étaient oranges ou rouges, c’est-à-dire en difficulté. Nous avons ainsi utilisé les best practices de ceux qui étaient dans le vert pour aider ceux qui étaient dans le rouges pour progresser collectivement plus vite.

Savoir en permanence où en est le projet participe à forger une vision claire pour tous les acteurs. Les « facilitateurs » ont un rôle précis : ils sont en permanence sur le terrain, au plus près des front line managers, pour identifier les problématiques, chercher les meilleures solutions… et éviter que ces derniers ne se découragent face à une surcharge de travail !

Ils sont les relais des « magiciens », par exemple en identifiant pourquoi une solution proposée ne fonctionne pas. C’est du coaching, pas de l’apprentissage. Les individus apprennent seuls, nous les accompagnons pour aller plus vite. Avec ce dispositif, l’organisation s’approprie l’innovation.