Cherchez l’erreur !

Les biais cognitifs sont connus depuis longtemps et pourtant ils font toujours autant de dégâts chez les individus, mais aussi dans les entreprises. Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC, rappelle que seulement 28 % des managers pensent que leur entreprise prend en général de bonnes décisions stratégiques, une majorité (60 %), estimant que leur entreprise prend autant de bonnes décisions que de mauvaises.

« Les entreprises se trompent toujours de la même manière, elles retombent sans cesse dans les mêmes pièges », assure l’auteur qui nous entraîne dans cet univers dont chacun devrait maîtriser les caractéristiques. Parce que nous sommes des individus « irrationnellement prévisibles ». L’auteur articule son ouvrage en trois parties. D’abord, les neuf pièges les plus courants, qui résultent de l’action d’une combinaison de biais : les pièges du storytelling (« trop beau pour ne pas être vrai »), de l’imitation (Ah, le génie de Steve Jobs…), de l’intuition (« Croyez-en ma longue expérience »), de l’excès de confiance (« Just do it »), de l’inertie (« Tout est sous contrôle »), de la perception des risques (« Soyez des entrepreneurs ! »), des horizons de temps (le long terme, c’est dans longtemps…), de groupe (puisque tout le monde le fait…) et du conflit d’intérêts (« Je ne dis pas ça parce que… »).

La deuxième partie démontre l’impact des biais sur la qualité des décisions, à la fois en termes humains et financiers. Pour l’auteur, « il faut exploiter la force du collectif », selon le principe qu’on peut voir et corriger les biais d’autrui, tout comme les autres peuvent identifier nos propres biais, mais que l’on peut beaucoup plus difficilement identifier nos propres biais.

Pour l’auteur, « afin de ne pas tomber dans les pièges des biais, nous devons améliorer nos propres décisions en prenant en compte nos propres biais, pas ceux des autres. Qui plus est, nous devons le faire dans un contexte d’organisations qui ont parfois tendance à exacerber ces biais. » Ce n’est évidemment pas facile parce qu’un biais « est une erreur dont nous ne prenons jamais conscience, dont nous ne faisons jamais l’expérience. Prendre conscience de nos biais est impossible : neutraliser leurs effets est d’autant plus difficile que de nombreux biais se renforcent et se cumulent entre eux », rappelle Olivier Sibony, pour qui « l’art de décider aura donc nécessairement une dimension collective. »

Pour que celle-ci soit opérante, quatre principes sont à appliquer : discuter explicitement des risques et des incertitudes ; exprimer, préalablement à la prise de décision, tous les points de vue contradictoires, surtout à ceux des dirigeants ; chercher des informations qui infirment la décision d’investissement ; et disposer de critères d’investissement prédéfinis avant de prendre la décision. Olivier Sibony le rappelle : « Nous sommes capables de justifier beaucoup de décisions sur la foi d’une belle histoire construite à partir des données disponibles. En l’absence de règles claires et prédéfinies, le choix sélectif de ces données laisse la porte ouverte à l’intuition, avec les risques qu’elle comporte. »

La troisième partie de cet ouvrage présente les piliers d’une architecture de décision et l’auteur prodigue des conseils pratiques pour mieux décider en s’affranchissant le plus possible des biais cognitifs. Mais le fait de connaître les biais constitue lui-même un biais et, pour Olivier Sibony, il faut éviter trois réflexes : voir des biais partout (il y a aussi l’incompétence, l’inattention, la malhonnêteté…), imputer rétrospectivement un résultat indésirable à tel ou tel biais, et chercher le biais qui explique une erreur.

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Cinq principes pour faire parler les faits

  1. Standardiser les référentiels (check-lists des critères de décision).
  2. Définir les critères de décision avant de prendre la décision.
  3. Effectuer un stress test sur les hypothèses.
  4. Adopter la vue de l’extérieur (considérer un projet comme un cas parmi d’autres cas similaires pour lesquels on dispose d’éléments statistiques).
  5. Actualiser ses croyances (changer d’avis quand les faits changent).

Quelques autres idées à retenir

  • Il ne faut pas confondre droit à l’erreur et droit à l’échec : il peut y avoir des échecs sans erreur.
  • Les coupables de décisions malheureuses sont en majorité des dirigeants compétents. Ce sont de bons dirigeants qui prennent de mauvaises décisions.
  • Un biais n’est pas une erreur dont on pourrait tirer les leçons pour ne pas la reproduire. C’est un phénomène dont nous n’avons pas conscience.
  • On peut tirer de faits exacts une conclusion fausse.
  • Il n’est de bonne stratégie que différente, imiter les bonnes pratiques n’a jamais fait une bonne stratégie.
  • De nombreux dirigeants déclarent qu’ils ont recours à l’intuition pour prendre des décisions stratégiques mais elle est, hélas, mauvaise conseillère.
  • La première caractéristique des décisions stratégiques est d’être relativement rares.
  • Nos dirigeants sont des optimistes qui ont réussi, pas des prudents ni des malchanceux.
  • Toute négociation est sujette au biais d’ancrage : les chiffres initiaux qu’ont à l’esprit ses protagonistes en sont un déterminant essentiel, c’est particulièrement le cas en matière budgétaire où les points de référence sont connus et visibles.
  • Même avec une grande aversion au risque, on peut prendre des décisions risquées, à condition de ne pas savoir qu’elles le sont.
  • 80 % des managers seraient prêts à renoncer à des investissements créateurs de valeur sur le long terme pour ne pas manquer un objectif de profit immédiat.
  • La manière de prendre une décision (le « comment ») pèse six fois plus lourd que le contenu (le « quoi »), selon une étude menée sur 1 048 décisions d’investissements.
  • Il n’y a pas de bonnes décisions sans un minimum de confrontation des idées, ce qui engendre toujours un certain niveau d’inconfort. Or, pour la plupart des entreprises, l’inconfort est trop grand et la confrontation n’a pas lieu.
  • Dans beaucoup d’organisations, une réunion de décision qui « se passe bien » est une réunion où il n’y a pas de débat, avec une diversité de points de vue et le temps nécessaire pour l’organiser.
  • Le Powerpoint tout-puissant a une manière bien à lui de tuer le dialogue, en organisant la présentation à sens unique, d’un seul point de vue.
  • Il y a deux ennemis aux bonnes décisions : les jeux et les calculs politiques, qui stérilisent le dialogue, et les prises de position figées, qui empêchent tout décentrage.

Les principaux biais cognitifs à connaître
Famille de biais Types de biais Principe
Biais de modèle mental Biais de confirmation Négliger les faits qui contredisent l’opinion
Biais d’expérience Analogie trompeuse avec des situations déjà vécues
Erreur d’attribution Surestimer le talent de l’individu au détriment des circonstances
Biais rétrospectif Juger une situation passée avec des données disponibles ex post
Effet de halo Impression déterminée par seulement quelques traits (exemple : Steve Jobs était un génie, donc tout ce qu’il faisait était génial)
Biais du survivant Tirer des conclusions à partir d’un échantillon excluant les échecs, se focaliser sur les succès en oubliant les perdants (« 100 % des gagnants ont tenté leur chance »)
Biais d’action Surestimation de soi Surestimer ses aptitudes à réaliser une tâche
Excès d’optimisme Confusion entre volontarisme managérial et optimisme sur les facteurs non contrôlables
Excès de précision Incapacité à calibrer les intervalles de confiance dans les prévisions
Oubli des concurrents Négliger la riposte concurrentielle
Biais d’inertie Biais d’ancrage Influence irrationnelle des chiffres disponibles lors de décisions
Inertie dans l’allocation de ressources Incapacité à réallouer les ressources en cas de crise
Biais du statu quo Ne pas décider et confirmer le choix par défaut
Escalade de l’engagement Persistance dans une voie sans issue pour ne pas matérialiser une perte de coûts irrécupérables
Aversion à la perte Sensibilité plus forte à une perte qu’à un gain de même montant
Aversion exagérée au risque Rejet de risques raisonnables
Aversion à l’incertitude Préférer un risque quantifié (même élevé) à un risque inconnu
Biais de groupe Group Think Tendance à taire les désaccords dans un groupe de décision
Polarisation Convergence d’un groupe sur un point de vue extrême
Effets de cascade Sensibilité du résultat à l’ordre dans lequel les positions sont exprimées
Biais d’intérêt Biais du Self-Serving Adhésion sincère à des points de vue qui favorisent son intérêt
Biais pour le présent Incohérence des arbitrages entre les coûts immédiats et les gains futurs
Jugement différentiel Tolérance pour des non-décisions considérées comme erronées ou immorales si elles étaient actives