Intelligence artificielle : des contours encore incertains

À l’occasion des conférences USI (Unexpected Sources of Inspiration), organisées en juin 2017 par Octo Technology, plusieurs intervenants se sont focalisés sur l’intelligence artificielle, sujet qui fait l’objet de nombreux développements, opinions parfois contradictoires et questionnements légitimes plusieurs intervenants ont abordé la problématique de l’intelligence artificielle.

L’un des experts sur ce sujet, Laurent Alexandre, chirurgien-urologue, fondateur du site Doctissimo et président de DNA Vision, a exposé sa vision des enjeux et des risques de l’intelligence artificielle. Pour lui, elle va devenir incontournable. « Nous vivons le siècle de l’explosion et de la diversification des intelligences. On entre dans un engrenage neuro-technologique, la fabrique de l’intelligence est industrialisée : on passe ainsi d’une pénurie à une intelligence quasi-illimitée, quasi-gratuite et ubiquitaire. C’est un véritable tsunami d’intelligence… Rappelons qu’en 70 ans, la puissance informatique a été multipliée par 93 millions de milliards ! »

Laurent Alexandre distingue l’intelligence faible et l’intelligence artificielle forte. L’intelligence artificielle faible (par exemple Siri, sur l’iPhone, ou les chatbots) sait faire ce que fait l’homme, « mais ne devrait pas devenir hostile de son propre chef. Elle est conçue comme un « domestique » », résume Laurent Alexandre, pour qui, à l’inverse, l’intelligence artificielle forte « sera capable d’hostilité et de vengeance… Mais elle ne sera pas au point avant une vingtaine d’années. »

Bien évidemment, l’intelligence artificielle présente des risques. « Nous avons créé une société de la connaissance, basée sur les données, mais sans vraiment réfléchir aux conséquences. Dans une société de connaissance, les individus les plus malins, ceux qui auront le meilleur quotient intellectuel, auront davantage de pouvoir que ceux qui sont moins doués pour maîtriser les données. En effet, les écarts de capacités cognitives entre les individus sont beaucoup plus importants que les écarts de capacités physiques. Je peux faire le travail d’un déménageur, qui est trois fois plus musclé que moi, mais un million d’ouvriers agricoles travaillant pendant cent ans ne feront jamais le boulot d’un savant atomiste. Cela crée des inégalités problématiques, surtout quand on a laissé l’école en jachère ! Savoir ce que l’on fera des individus les moins doués dans la société de la connaissance, dans un monde où l’IA est gratuite, est un réel dilemme. La formation va devenir un problème majeur, car l’intelligence c’est le pouvoir, la force et le droit. Dans une société « data driven » les écarts de capacités intellectuelles, cognitives et d’apprentissage vont devenir insupportables. »

Quand le cerveau ne peut absorber les énormes flux de données

L’une des difficultés, pour le cerveau humain, est d’absorber de plus en plus d’informations. Et sur ce terrain, face à la machine, le cerveau humain part avec un handicap. Pour Laurent Alexandre, « Le tsunami de données est anti-biologique : l’information circule dans notre cerveau à un mètre par seconde, mais à la vitesse de la lumière dans les ordinateurs (soit 300 000 km à la seconde). Il y a donc trop de données pour nos cerveaux ! Le décalage entre le Deep Learning (l’école de l’IA) et l’école traditionnelle (l’école des cerveaux) est immense. Il y a une désynchronisation entre notre cerveau, qui n’évolue que très peu, et l’IA, qui galope, dans un contexte où nos institutions politiques et scolaires sont totalement sclérosées. L’IA est un problème de cerveau : que fait-on lorsque l’intelligence devient abondante et gratuite ? Nos politiques raisonnent à quinze jours, la Silicon Valley raisonne à mille ans ! »

Plus globalement, l’intelligence artificielle introduit plusieurs ruptures, à la fois économiques, géo-politiques et réglementaires. Ainsi, les zones de pouvoir se déplacent, par exemple de la zone Atlantique vers la zone Asie Pacifique, des neurones vers le transistor, des états Nations vers des villes cités où se concentre la technologie, et « de la loi du parlement vers la loi du code et des plateformes, précise Laurent Alexandre : Facebook est ainsi plus important pour le droit des médias que tous les règlements européens, de même qu’Amazon a plus de pouvoir sur le doit commercial que le droit du commerce français. »

Quel impact sur l’emploi ?

L’impact sur l’emploi fait l’objet d’un débat, entre ceux qui anticipent de profondes transformation et ceux qui tendent à nuancer les effets négatifs (voir encadré page 9). « Les métiers non manuels qui conduisent à manipuler beaucoup de données sont les plus exposés, comme par exemple les codeurs informatiques, les radiologues, les chauffeurs, les agents bancaires… Lorsque les métiers reposent sur l’usage de la main, par exemple les grands chefs cuisiniers ou même les femmes de chambre, cela sera beaucoup plus long. L’école va avoir de nouvelles missions : jusqu’à présent, elle forme des citoyens et des travailleurs. Demain, elle va aussi devoir former des individus qui vont travailler dans le monde de l’IA, peuplé de formes d’intelligence différentes. Nous devons co-évoluer avec les différentes formes d’IA que nous avons créées ou qui, dans un deuxième temps, vont se créer toutes seules », estime Laurent Alexandre.

Face à l’inévitable omniprésence de l’intelligence artificielle, comment éviter qu’elle n’enferme les individus dans un monde à la Big Brother ? A cette question, Laurent Alexandre suggère trois attitudes, individuelles et collectives : « D’abord, il faut garder une existence dans le réel et refuser un monde purement virtuel, avec une conscience humaine « uploadée » dans un microprocesseur ! Ensuite, nous devons pouvoir « sortir de la matrice » pour échapper aux interactions entre les neurones et le silicum. Enfin, il convient de garder une part de hasard : une société d’intelligence artificielle totalement prédictive supprimerait le hasard. Or, le hasard c’est la vie ! Si tout devient prévu, ça sera un véritable cauchemar ! »

Data, partage, collaboration : l’alchimie de l’IA

Kevin Kelly, co-fondateur du magazine Wired et auteur d’un ouvrage sur les douze tendances technologiques qui modèleront le futur (1), a également souligné le poids croissant de l’intelligence artificielle. Parmi les douze forces technologiques qui sont inévitable, il en met trois en exergue. D’abord, la « cognification » par l’intelligence artificielle.

Selon Kevin Kelly, « aujourd’hui, l’intelligence artificielle est déjà partout à l’œuvre, mais nous ne la voyons pas encore, car nous l’assimilons aux systèmes et schémas actuels. La force de l’intelligence artificielle tient à son potentiel en tant que commodité qui pourra bientôt être disponible à la demande depuis n’importe quel dispositif. Si la machine est déjà capable d’égaler l’intelligence humaine sur certaines de ses facultés (le calcul, la reconnaissance visuelle…), elle sera demain à même de la dépasser en combinant les compétences humaines (le langage, la conscience spatiale, l’intelligence émotionnelle…) et les compétences artificielles », assure-t-il. Pour lui, si penser différemment est la clé de l’économie, alors « l’intelligence artificielle va nous y aider. »

Seconde tendance mise en avant par Kevin Kelly : les interactions. « On passe de l’Internet de l’information à l’Internet de l’expérience », résume-t-il. Une tendance qui déborde largement du monde de l’Internet. « Le prix des biens diminue, celui de l’expérience augmente. » Mais qu’est-ce que l’expérience ? Kevin Kelly retient une analogie avec la consommation de café : la matière première, ce sont les grains de café, le bien, c’est le paquet, le service, c’est celui qui le vend (par exemple Starbucks), l’expérience, « c’est l’émotion que l’on ressent en buvant son café en terrasse », détaille Kevin Kelly. L’expérience sera accélérée par les technologies de réalité virtuelle et augmentée. Pour Kevin Kelly, la réalité virtuelle, parce qu’elle accentue les fonctions d’immersion, sera la nouvelle plateforme à venir après le smartphone, avec « une infrastructure unique pour développer l’étape ultime de la chaîne de valeur : l’expérience autour d’un produit ou d’un service, qui ouvre de nouveaux champs pour l’économie. »

La troisième tendance forte concerne le partage, en particulier celui des données. C’est ce qui fait la différence entre les entreprises. « Quand Ford pèse 44 milliards de dollars en bourse avec plus de 100 millions de véhicules en circulation, Tesla, avec seulement 200 000 véhicules sur les routes, pèse plus de 51 milliards de dollars. La différence majeure entre les deux est que Ford ne possède aucune donnée sur ses voitures, alors que Tesla peut analyser plus de 1 300 000 miles parcourus par ses véhicules », illustre Kevin Kelly. « En 2047, on dira certainement que tout a commencé en 2017 dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la réalité virtuelle et des données », conclut-il.

(1) The inevitable, understanding the 12 technological forces that will shape our future, par Kevin Kelly, Penguin Random House, 2016, 328 pages.


L’intelligence artificielle, pourvoyeuse d’emplois ?

Une étude réalisée par CapGemini (1), réalisée auprès de 1 000 entreprises ayant un chiffre d’affaires supérieur à 500 millions de dollars et qui ont recours à l’intelligence artificielle, nuance les craintes de destruction massive d’emplois à court terme que provoquerait l’adoption de l’IA. En effet, l’IA est à l’origine directe de créations de postes dans 83 % des sociétés interrogées et, dans trois quarts des cas, d’une augmentation des ventes de 10 %. Par ailleurs, parmi les sociétés qui utilisent déjà les technologies d’IA à grande échelle, plus de trois sur cinq (63 %) n’ont pas supprimé de postes du fait de l’adoption de l’IA. Outre la tendance à favoriser la création de postes à responsabilités, le rapport montre également que les entreprises considèrent l’intelligence artificielle comme un moyen de réduire le temps consacré aux tâches répétitives et administratives pour se concentrer sur celles à plus forte valeur ajoutée. La plupart des organisations interrogées (71 %) ont entrepris des actions proactives de formation ou de perfectionnement des employés pour tirer profit de leurs investissements dans l’IA. Parmi celles qui ont procédé à une mise en œuvre à grande échelle, la vaste majorité estime que l’IA simplifiera les tâches complexes (89 %) et que les machines dotées d’intelligence coexisteront avec les hommes dans les entreprises (88 %). L’une des principales applications de l’IA concerne l’expérience client : les trois quarts des entreprises qui ont privilégié cette approche ont déjà vu leurs ventes augmenter de 10 % depuis la mise en œuvre de cette technologie. Les entreprises qui ont adopté l’IA misent beaucoup sur l’amélioration de l’expérience client : 73 % d’entre elles considèrent que l’IA peut les aider à accroître les taux de satisfaction client, et 65 % pensent qu’elle pourrait renforcer la fidélité de leur clientèle. •

(1) Turning AI into concrete value: the successful implementers’ toolkit. www.capgemini.com/service/artificial-intelligence-where-and-how-to-invest/


Les sept ingrédients pour faire naître les idées, selon le mathématicien Cédric Villani

Comment trouver des idées ? Cédric Villani, mathé­maticien, a suggéré sept pistes. La première est l’importance de la documentation. « Les idées ne viennent jamais de nulle part, ne viennent jamais du vide, ce sont les héritières de ce qui a déjà été fait auparavant », estime le mathématicien, pour qui « pour penser différemment, il faut connaître ce qui a été fait. » La deuxième piste pour créer des idées est la motivation. « C’est l’ingrédient principal au développement de la science, qui est le plaisir de la recherche, de prouver des hypothèses ou de bousculer les théories existantes. » L’émulation entre les chercheurs est d’ailleurs un puissant moteur pour faire naître les idées.

Il faut également un environnement propice pour provoquer et entretenir cette émulation. « Un chercheur isolé, cela n’existe pas », assène Cédric Villani. Quatrième ingrédient : les échanges, avec le partage d’un intérêt commun. Pour le mathématicien, « la collaboration et la communication parti­cipent à l’émergence d’une idée. » Le cinquième élément utile à la naissance des idées réside dans la force des contraintes.

« Il n’y a pas de créativité sans contraintes, tout simplement parce qu’il faut trouver le moyen de les contourner et c’est à ce moment là que l’idée peut prendre forme », précise Cédric Villani. Le sixième ingrédient concerne le mélange entre l’effort de travail et « l’illumination ». « Il faut savoir conjuguer moments d’acharnement et illuminations plus aléatoires, autrement dit, on travaille dur, on s’imprègne du sujet et une illumination se produit », conseille le mathématicien. Enfin, il faut de la persévérance et une dose de chance : « Celle-ci ne vient pas si on ne persévère pas », assure Cédric Villani.