Internet et ses paradoxes

Quinze ans après sa création, le quart de l’humanité utilise quotidiennement le Web. Avec un paradoxe : « Personne n’a décidé de sa création, personne ne semble maître de son développement », résume Jean-Pierre Corniou, ex-DSI de Renault, ex-Président du Cigref (Club informatique des grandes entreprises françaises) et aujourd’hui directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Conseil. Le bouleversement provoqué par Internet n’en est qu’à ses débuts, affirme l’auteur.

Même si l’on pourrait penser que l’essentiel a été fait, tant le monde de l’avant Internet nous paraît désuet, avec ses fax, ses minitels, ses télex, ses machines à écrire, ses téléphones encombrants, ses encyclopédies papier, ses photocopieuses et ses queues à la bibliothèque.

« Et encore auparavant, il faut essayer d’imaginer que les informations ne circulaient qu’à la vitesse de déplacement des hommes ». Pour Jean-Pierre Corniou, « Internet, l’infrastructure, et le web, les services, représentent l’aboutissement de la transformation que les technologies de l’information ont introduite dans notre vie depuis cinquante ans. »

Sur fond de globalisation du système économique mondial, Internet n’est pas qu’une simple avancée technologique de plus, comme l’a été le Minitel au début des années 1980. « Internet brouille les cartes, l’information est le moteur de la construction de notre monde.

Tout être vivant produit, émet, reçoit, échange et stocke de l’information. C’est un monde de fluidité autorégulé que l’échange d’information entre tous les acteurs permet de façonner. »

Mais cette configuration se heurte à l’inertie des institutions en place « encore inspirées par le principe d’autorité et animées par une pensée centrale ». Les modèles d’entreprises sont ainsi issus des formes hiérarchiques et pyramidales mises au point pour faire fonctionner des structures militaires ou religieuses. « L’entreprise naguère monolithique se fait aujourd’hui mouvante, reconfigurable à partir de composants autonomes. »

Le Web, 15 ans déjà… et après ? par Jean-Pierre Corniou, Dunod, 2009, 208 pages.

De fait, « l’exercice de la décision devient plus complexe, plus aléatoire et doit être repensé », affirme Jean-Pierre Corniou. On peut ainsi distinguer l’entreprise « citadelle » de l’entreprise « archipel ».

La première « collecte l’information en périphérie à travers les filtres hiérarchiques pour la ramener en son cœur régalien, symbolisé par la comptabilité ». La seconde « se nourrit de talents et non plus de force physique, elle n’a pas besoin d’allégeance mais de créativité ».

L’auteur rappelle fort justement que le principal frein à l’implantation des premiers systèmes de messagerie électronique tenait à l’impossibilité pour la hiérarchie de contrôler les messages tant internes qu’externes.

Une des qualités d’Internet est d’avoir su rendre la technologie simple « en la dissimulant quasi totalement à l’utilisateur ». La force d’Internet, ajoute l’auteur, tient dans son modèle de développement et de gestion. Mais celui-ci ne s’inscrit pas dans le modèle de développement industriel classique.

Jean-Pierre Corniou revient sur les origines d’Internet, depuis Arpanet, l’ancêtre militaro-universitaire. Si, au milieu des années 1980, seulement 2 000 ordinateurs accédaient à Internet, il y en avait déjà 30 000 deux ans plus tard et près de 160 000 en 1989, une croissance alimentée par l’extension des réseaux locaux et des micro-ordinateurs.

« Internet doit son essor à deux innovations techniques majeures : la capacité d’écrire et de présenter des informations sous un format standard et la capacité de faire circuler ces informations entre un nombre élevé d’ordinateurs sur le réseau des télécommunications courant », rappelle l’auteur.

Au début, Internet n’est pas un produit grand public. S’il l’est aujourd’hui, c’est qu’Internet « s’est effacé devant le Web », à mesure qu’ont été ajoutés sur les protocoles de réseaux des outils ergonomiques pour accéder aux informations.

Cette appropriation collective a été encouragée par deux moteurs : le courriel et les moteurs de recherche. « En sortant des frontières des organisations, Internet a permis non seulement de reléguer les télex, et un peu plus tard, les fax, au musée des techniques, mais surtout de permettre les échanges entre tous les niveaux hiérarchiques des entreprises en relations d’affaires, entre clients et fournisseurs, et bien sûr avec le client final. »

Côté moteurs de recherche, en supplantant ses concurrents et les pionniers de ce domaine, « le modèle Google, synthétisé dans la formule « search, ads and aps » (recherche, publicités, applications) a bouleversé la planète numérique », nous explique Jean-Pierre Corniou.

Un modèle sous-estimé par les entreprises

C’est là que se situe le paradoxe d’Internet, qualifié par l’auteur « d’élégante technologie » : « Personne n’a vraiment décidé de doter l’humanité d’un système universel permettant d’échanger à bas prix données, voix, sons, images fixes ou animées.

Plus encore, personne n’avait vu que de cette technique austère d’échange entre ordinateurs allait, par la magie d’un simple navigateur et d’une liaison téléphonique, naître un système qui allait conquérir en quelques années la planète entière et en bouleverser l’économie et la culture », explique Jean-Pierre Corniou. Ce nouveau modèle de relations et d’économie a été sous-estimé dans les entreprises.

Pire, il fragilise les informaticiens : « Internet, bien qu’étant un objet informatique, fait oublier la technique mais relègue aussi les informaticiens au second plan », assure Jean-Pierre Corniou, « minorité d’experts, à la fois pionniers enthousiastes et créatifs, mais aussi prêtres incontournables, et souvent sectaires, d’un nouvel ordre ».

Ainsi, Internet a fait sortir l’informatique du cercle étroit des usages professionnels : le succès d’un outil ou d’un logiciel est désormais largement déterminé par le grand public. « Ne demandons par aux jeunes nés après 1985 ce qu’ils pensent de « l’informatique », ils en ignorent totalement le fonctionnement », rappelle Jean-Pierre Corniou.

C’est tout le problème de l’intégration de la génération Y dans les entreprises, qui a baigné dans la « Net attitude » très tôt.

Sur le plan économique, toute la modélisation de l’environnement concurrentiel se trouve bousculée, notamment les cinq facteurs définis par Michael Porter, et que tous les consultants en stratégie connaissent : l’intensité de la rivalité entre les concurrents, le pouvoir de négociation des clients, la menace d’entrants potentiels sur un marché, le pouvoir de négociation des fournisseurs et la menace de produits de substitution.

Pour Jean-Pierre Corniou, « la création de valeur ne se fait plus seulement par la réduction des coûts. Ce combat certes indispensable se révèle la plupart du temps sans fin et démoralisant. Il constitue toujours la voie la plus simple privilégiée par les entreprises en panne d’imagination pour survivre.

Cette méthode risque de conduire inexorablement à mourir guéri après avoir dégradé ses actifs les plus précieux, les compétences. La seule voie de survie à long terme reste l’innovation. »


Les autres idées à retenir

  • Comme toute innovation majeure, Internet ne nécessite pas de longues explications, une formation et un épais manuel pour pouvoir être utilisé.
  • Le nombre excessif de courriers électronique ne concerne qu’un nombre restreint de salariés (0,5 % des managers reçoivent plus de cinquante courriels par jour).
  • S’ils sont moins bricoleurs que leurs aînés, les jeunes de la génération Y savent tout faire avec les outils technologiques.
  • La technique n’efface pas les fondements du développement humain, elle les transcende.
  • La question centrale que pose l’expansion d’Internet est celle du renforcement ou de l’affaiblissement de la démocratie.
  • L’économie de l’immatériel est paradoxalement fondée sur ce constat bien physique : utiliser un bien immatériel n’en prive pas les autres.
  • Le sous-investissement dans les technologies innovantes conduit à ralentir la transformation des systèmes d’information et par conséquent la compétitivité des pays. Il ne faut donc pas s’indigner contre la délocalisation, mais lutter contre l’absence d’innovation et d’investissements dans les transformations.
  • C’est l’usage qui crée la valeur, et non pas le débat sur l’esthétique et la légitimité des solutions.
  • La création de valeur réside désormais plus dans la confiance envers les promesses du futur que dans la reconnaissance du travail accompli.
  • Toute innovation réussie engendre très vite des usages que n’avaient pas prévus ses concepteurs.
  • Une des caractéristiques d’Internet est de rapprocher des mondes qui sans cette intermédiation se seraient ignorés.
  • La numérisation ne peut se faire à structures et comportements constants.
  • Il ne viendrait à aucun dirigeant l’idée de regretter de ne pouvoir équiper sa flotte de véhicules de R25 et de 604. Or l’informatique d’un grand nombre d’entreprises sent encore bon les années quatre-vingt dans ses couches historiques. Peu de gens s’en offusquent.