La co-gouvernance peut-elle répondre à la crise ?

La crise de 2008 est encore présente dans nos esprits. Mais cette crise fut d’abord la crise de l’intelligence à l’heure de la prétendue transparence dans un monde supposé communicant. Les technologies de l’information ont envahi nos espaces de vie et y ont joué un rôle actif. Depuis les premiers mainframes jusqu’à Google, les avancées de l’informatique et des réseaux sont significatives dans les organisations.

Les nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC) apportent une dimension jusqu’alors inexplorée et bouleversent la nature de nos vies (et la nature tout court). Il ne s’agit pas de changement technique lorsqu’on évoque les blogs, les forums, les wikis, les flux RSS, les réseaux sociaux ou professionnels. Il s’agit d’un changement de plan.

Cinq types de transformations sont visibles :

Transformation n° 1 (au niveau stratégique) : Le capitalisme cognitif nous place devant de nouveaux enjeux où le pouvoir sur la communication de l’information peut créer un avantage à celui qui le maîtrise. Le champ de la stratégie, dans une société globalisée, change de nature et de place.

Certains considèrent qu’il suffit de changer de business model. La réalité est plus complexe. Il s’agit en effet d’une part de reconsidérer notre manière d’anticiper le futur (vision prospective) dans un contexte incertain, et d’autre part de fertiliser le dialogue entre la pensée et l’agir pour générer une énergie créatrice de valeur. C’est un big bang d’ordre éthique et politique.

Transformation n° 2 (au niveau organisationnel) : L’innovation pour créer de la valeur ne découle pas seulement de processus conformes et bien urbanisés, agiles et réactifs, de procédures qualité arrivées à maturité ou d’ERP bien rodés.

Elle découle de la manière de manager les hommes en adaptant les règles de subsidiarité et les exigences de cohérence, de cohésion et de convergence en fonction de la culture et des circonstances. Les nouvelles perspectives fournies à tous par les NTIC remettent en cause des croyances comme par exemple le fait que l’importance de l’innovation dépendrait du volume des moyens en Recherche et Développement.

Les NTIC réduisent les barrières à l’entrée dans la Zone d’échange du système d’information (cf. page 68 ) et permettent d’expérimenter des actions et des projets, de partager des contenus (texte, image, son), de promouvoir une image de soi et des autres (réputation) et de tracer / mesurer des comportements d’une manière souterraine ou/ et visible. L’innovation peut naître dans un garage, un campus universitaire, au domicile ou une grande salle de conférence ultra-moderne.

La capture de valeur devient aussi importante que le don de la valeur. Les pyramides de l’organisation traditionnelle sont bousculées par l’auto-organisation. La question qui se pose en terme de frontière entre l’intérieur et l’extérieur du S.I. et de l’organisation consiste à savoir qui ouvrira la porte du changement, quand, comment, pour quelles raisons, et jusqu’où ira la frontière du dedans et du dehors.

Le décloisonnement des organisations est un facteur de succès. C’est un vrai big bang culturel.

Transformation n° 3 (au niveau technologique) : Le regard, en terme d’usages, de la génération Y sur un téléphone mobile n’est pas identique à celui d’un ancien. Mesurer le taux d’utilisation d’un iPhone ou d’un smartphone n’a pas de sens. La confusion entre les systèmes informatisés, systèmes informatiques et le système d’information n’est pas pour faciliter la bonne compréhension de cette problématisation des nouveaux usages et nouveaux systèmes d’échange d’informations.

Le contenant et le contenu devenant de plus en plus indissociables, on ne peut plus se contenter de considérer le système d’information (S.I.) comme « un ensemble organisé d’éléments qui permet de regrouper, de classifier, de traiter et de diffuser de l’information sur un phénomène donné ».

Le contenant et le contenu facilitent la communication et le partage d’un Patrimoine immatériel commun entre les unités d’une organisation en vue d’optimiser la performance. Le Lean management, les systèmes agiles, etc. ne sont que des procédés. Je ne les néglige pas. Il faut leur accorder l’importance qui leur revient mais ce ne sont que des procédés alors que ma réflexion porte d’abord sur la transformation des principes et du cadre de la survie en situation de rupture.

La même remarque peut être formulée pour les métamodèles (Corig, Merise, Urbanisme du S.I., etc.) et les référentiels de certification (Itil, CMMI, …). Ils ont leur importance et ont joué un rôle décisif pour concevoir et réaliser des S.I. 5. Mais la nouvelle grammaire du multimédia et les principes qui les régissent (ubiquité, omniprésence, égalité des conditions d’usage et d’accès, …) nous placent devant un vrai big bang culturel et relationnel que le S.I. traditionnel interne tente d’ apprivoiser.

Transformation n° 4 (au niveau des hommes) : L’homme virtuel devient pluriel, pluriidentitaire. Le rapport à la complexité et les tensions issues d’une part des nécessités de cohérence d’ensemble des processus Métiers, et d’autre part des divergences des comportements et des cultures nous invitent à rechercher dans l’interculturalité et le management de la complexité des réponses que les sciences dures ne peuvent nous apporter.

D’un côté, l’architecte en S.I. est insuffisamment formé dans ce domaine. De l’autre côté, les coachs et les psychologues sollicités par l’entreprise ne connaissent pas le métier et les contingences de l’architecte en S.I. Ces deux mondes évoluent côte à côte et lorsqu’ils se rencontrent, ils n’ouvrent pas leur coeur pour partager leurs expériences, leurs perceptions des réalités et leurs intuitions.

Alors que l’individualisme devient la règle dans une société en crise, le choix de vie entre être solitaire ou solidaire se pose à chacun, au travail ou hors du travail. Dans un tel contexte, alors que les métiers que les hommes exerceront en 2015 n’existent pas aujourd’hui, quel est le rapprochement (ré-union) à engager entre les hommes ? Au début des années 90, quelques unes de mes petites suggestions dans la presse spécialisée soulignaient l’importance que j’accordais à la dimension humaine dans la gouvernance du S.I.

En particulier, j’évoquais en 1995 le développement de « l’entreprise neuronale » dans une Tribune du Monde Informatique alors que le web 2.0 n’existait pas. En 1997, je publiais le premier ouvrage en matière de système d’information mettant la lumière sur « l’Avantage coopératif » alors qu’autour de moi, de nombreux acteurs ne pariaient que sur « l’Avantage concurrentiel » pour peser sur les marchés.

Les talents de mes co-équipiers à l’IMI nous ont permis de mettre en oeuvre « l’avantage coopératif »7 au contact de plusieurs centaines d’entreprises (période 1997 – 2009). Les expériences décloisonnant les savoirs d’experts ou de non experts via internet (exemple : Wikipedia) sont également un formidable élan de solidarité numérique et humaine.

Quel sera donc le rôle du chef (de projet) dans un monde où l’autorité appartient à ceux qui ont la compétence d’agréger les bonnes informations pour obtenir les connaissances pertinentes. La professionnalisation de l’entreprise en matière de S.I. pose la question cruciale non pas uniquement de plus de formation mais d’une meilleure « apprenance » ?

Transformation n° 5 (au niveau financier) : Les investissements informatiques présentent un caractère stratégique. A l’ère de l’internet, des artefacts mobiles 8 et du capitalisme cognitif, le vrai problème n’est plus le taux d’utilisation des (N)TIC mais plutôt celui de la capture de l’attention de l’usager.

Comme l’a signalé Stiegler, « il faut critiquer et faire muter un système qui a dangereusement dérapé ». engendrant un consumérisme passif et pulsionnel . L’idéalisation du cloud computing peut nous jouer des tours comme celui de tout objet quel qu’il soit. Les tableaux de bord actuels de l’informatique, s’ils se veulent stratégiques, ne peuvent se contenter d’une vision statistique des investissements et de la productivité d’une entreprise ou d’une nation.

C’est comme si à l’époque d’Edison, on calculait la consommation d’électricité locale et sa contribution à l’efficience d’une usine. Je conserve cette analogie (même s’il n’y a pas d’analogie entre l’informatique et l’électricité) afin d’illustrer avec force ma vision. En effet, s’il faut changer de plan, le caractère stratégique des investissements informatiques passe par 3 questions clés préliminaires.

• La première question stratégique est : « où est la centrale d’énergie ? ». Edison se l’est posée : « Comment générer de l’électricité à partir d’une centrale d’énergie qui pourrait changer la vie des hommes, dans les usines, dans la ville, dans le monde ». Il en est de même pour l’informatique à l’heure du capitalisme cognitif .

La ‘centrale’ de l’informatique n’est pas l’ordinateur central de l’entreprise, au siège, mais le réseau des réseaux. L’ordinateur d’entreprise est une composante comme une autre de ce réseau . L’Open source est un hyper-self-service de web services. L’externalisation, une alternative.

• La seconde question en matière de stratégie d’investissement sur le plan du management de l’information est celui du management. Les expériences de Milgram en laboratoire (1950 et 1963) 10 ainsi que « L’expérience extrême » de Nick et Eltchaninoff en 2010 démontrent qu’il existe des règles constantes de la soumission d’un individu à l’autorité. Mais qui a l’autorité sur l’information et l’informatique ?

• La troisième question porte sur la communication. La convergence du téléphone, de l’audiovisuel, de l’informatique et des réseaux pose en de nouveaux termes la justification d’un investissement informatique. Ce n’est plus le coût de la technique mais le coût du temps de la personne qui utilise l’information via la technique.

On en revient à la case départ : le temps consacré à l’information est-il justifié ? Oui, diront ceux qui considèrent que l’ information est pertinente. Non, répondront d’autres qui verront la pertinence ailleurs. Qui arbitrera les priorités et donnera les moyens pour les faire respecter ?

Il ne suffit donc pas d’avoir des outils ‘révolutionnaires’… et des infrastructures technologiques alignées sur les bonnes pratiques si la différenciation en terme de création de valeur n’a pas été mûrement réfléchie à plusieurs cerveaux.

Cet article a été écrit par Gérard Balantzian, directeur de l’IMI Institut du Management de l’Information de l’Université de Technologie de Compiègne jusqu’en 2009.