La donnée, catalyseur pour créer des nouveaux modèles économiques

A l’occasion de l’Université du numérique, organisée mi-mars 2017 par le Medef, plusieurs intervenants ont débattu sur les nouveaux enjeux liés aux données. Plus que jamais, celles-ci sont une véritable ressource pour les entreprises, à condition de comprendre comment les exploiter.

Les nouveaux modèles économiques que nous voyons apparaître sont irrigués en profondeur par les données. Pour illustrer ce phénomène, Bruno Berthon, directeur exécutif chez Accenture, a pris l’exemple de l’auto-stop. « Grâce à la donnée, des acteurs comme BlaBlaCar ont transformé ce modèle vieux comme le monde en un service monétisable. »

Cette valorisation des données passe majoritairement, aujourd’hui, par des modèles de type plateforme, mais l’on peut également se servir des données pour transformer des offres produit traditionnelles en services, comme le font certains constructeurs automobiles qui proposent des services de location et de partage de véhicule.

La donnée est un levier de transformation dans de multiples secteurs, comme l’illustre Xavier Herman, CDO du groupe de services aux entreprises Derichebourg : « Nous nous sommes demandés comment utiliser le digital pour regagner de la marge dans nos métiers. Classiquement, les services de nettoyage consistent à mettre à disposition des agents à des cadences fixes, mais est-ce vraiment nécessaire d’intervenir dans une salle qui n’a pas été occupée, ou de vider une poubelle inutilisée ? »

L’entreprise a commencé par placer des capteurs partout, ce qui a permis de résoudre un certain nombre de problèmes d’organisation, mais pas tous. « Nous avons ensuite décidé d’inclure dans nos processus le client qui bénéficie de nos services : les occupants des bureaux. Nous menons actuellement plusieurs expérimentations autour de cette idée, dont l’une consiste à mettre à disposition des usagers un cube connecté. Chacune des faces du cube correspond à un besoin récurrent : quand l’occupant appuie sur une face, cela déclenche une demande d’intervention à la demande. De cette façon, nous évitons de gâcher des ressources, tout en augmentant la satisfaction des usagers. »

Pour Robert Plana, directeur innovation & écosystème de GE Digital, il convient de mettre fin au mythe de la donnée perçue comme un tas d’or auquel personne ne doit toucher. « Souvent, la création de valeur apparaît là où on ne l’attend pas : il faut prendre en compte le design, le vécu des opérationnels dans les usines… »

Une fois que ce principe est accepté, les données peuvent être mises à profit dans tous types de contextes. Ainsi, dans un petit site de découpe industrielle, la simple mise en équation des quelques données disponibles (des ordres de fabrication et des données sur le niveau d’expérience des opérateurs) a permis de réduire de moitié la quantité de déchets post-fabrication, autant d’économies réalisées pour l’entreprise.

Quelle trajectoire pour développer des modèles basés sur les données ?

Explorer les possibilités liées à l’exploitation des données nécessite néanmoins quelques précautions. « Toutes les entreprises qui envisagent de faire vivre en parallèle des modèles produits traditionnels et de nouveaux services rencontrent des difficultés, notamment en matière de gestion des stocks ou au niveau des bilans comptables », prévient Bruno Berthon. Il faut en effet se mettre en situation de perdre de l’argent, jusqu’à ce que l’on soit en situation de monopole.

« Contrairement aux acteurs traditionnels, une start-up, elle, démarre sans actifs, c’est un grand avantage dans ce contexte. » Les nouveaux entrepreneurs peuvent entrer sur de nouveaux modèles très rapidement : une vitesse essentielle dans les approches de type plateforme, où les premiers venus dominent généralement le marché.

« Le challenge, c’est bien la transition », confirme Philippe Arraou, président du Conseil supérieur de l’ordre des experts comptables. « Si on prévoit de perdre de l’argent, il faut l’intégrer dans le business modèle, mais les grandes entreprises ne savent pas le faire. Elles doivent s’inspirer de ce qui se fait dans les start-up. » Pour lui, « une autre difficulté significative consiste à embarquer toute l’équipe, la formation et l’évolution des collaborateurs représentant un vrai défi. »

Robert Plana (GE Digital) souligne un autre aspect important à prendre en compte : « Même dans une entreprise comme la nôtre, 99 % de la dynamique et de l’innovation est à l’extérieur. La notion d’écosystème n’est pas juste un buzzword, c’est un impératif. » Cette notion d’ouverture et de collaboration est essentielle : il faut pouvoir réutiliser des modèles développés dans d’autres secteurs, des données collectées par d’autres acteurs.

« Pour la maintenance prédictive de flottes d’ascenseurs, un de nos clients utilise des algorithmes développés dans l’aviation », illustre Robert Plana. « Ce même client s’est aperçu qu’il avait des données sur les flux de visiteurs empruntant ses ascenseurs : il les a utilisées pour proposer aux centres commerciaux des services d’analyse de fréquentation. » Attention aussi à ne pas chercher à expérimenter un nouveau modèle seul dans son coin, au risque d’entrer en conflit avec l’écosystème de l’entreprise.

Pour finir, Bruno Berthon est revenu sur le terme de Big Data, utilisé parfois de manière arbitraire pour résumer les enjeux liés aux données. « Dans la culture française, parler de « Big » est anxiogène. Tout le sujet est simplement d’arriver à comprendre comment utiliser l’information de manière pertinente pour répondre à une question donnée.

Il ne faut pas s’enfermer dans une logique stressante, où l’on se dit que c’est l’affaire de profils très experts de type data scientists… » Pour le représentant d’Accenture, « aujourd’hui, dans l’entreprise et la Société, la plus grosse difficulté surgit quand on ignore ce qu’on ne sait pas : quel intérêt par exemple de mesurer la fraude si on ne pense pas à analyser d’où elle vient ? »

L’importance des soft skills

Quel que soit le secteur, la transformation numérique ne peut s’accomplir sans l’implication des dirigeants, qui doivent porter le changement. Mais concrètement, comment ces derniers doivent-ils s’y prendre pour inscrire le numérique dans leur projet d’entreprise ? Et comment peut-on les aider à endosser ce rôle ? Laurent Fiard, coprésident de l’éditeur et intégrateur Visiativ, estime que les dirigeants doivent en premier lieu inscrire le numérique dans leur stratégie.

Cela signifie comprendre comment mettre le numérique au service de la croissance organique ; comment l’utiliser pour accroître la compétitivité et l’excellence organisationnelle ; comment en faire un levier de création de valeur pour les collaborateurs ou pour renforcer la proximité client. « A ce stade, on ne parle pas de technologie, cela viendra après. Il faut penser l’entreprise du futur comme une plateforme à la fois physique et digitale, et développer un hub de compétences en fonction de cela. » Une fois cette étape franchie, il convient de définir ses priorités numériques.

Pour Laurent Fiard, celles-ci commencent généralement par le Front Office, « le câblage avec le système d’information venant ensuite. » Mais reléguer le SI en fin de liste n’est pas vraiment avisé : dans l’idéal, les chantiers Front Office devraient être menés de pair avec la modernisation du SI, faute de quoi les projets risquent de montrer des résultats décevants.

Accompagner plutôt que planifier

Pour Ivan Ostrowicz, président et co-fondateur de Domoscio, une start-up spécialisée dans l’apprentissage adaptatif, « le dirigeant doit aussi veiller à ne pas se faire dépasser ». Pour cela, il souligne le rôle précieux des collaborateurs, dont il faut savoir être à l’écoute. Rebondissant sur cette idée, Perrine Grua, directrice Communities & Education de l’incubateur Numa, estime que l’innovation est à la fois une affaire de culture, de posture et d’ouverture. « Nous ne connaissons pas encore tous les défis de demain, même si certains sont bien identifiés, et nous ne savons pas comment nous allons les adresser. »

Dans ce contexte, c’est la capacité du dirigeant à innover constamment qui va définir la culture à adopter. Le dirigeant doit également sortir de la posture de l’expert métier ou de celui qui porte le plan, pour miser sur la collaboration et devenir un révélateur de talents. Enfin, l’ouverture consiste à prendre en compte l’ensemble de ses collaborateurs potentiels : non seulement ses salariés, mais aussi les start-up, les partenaires, les coopétiteurs…

« L’écosystème dans lequel vont évoluer les entreprises est numérique : chaque dirigeant doit se demander ce que cela signifie pour lui, et s’il peut continuer à fonctionner comme il le fait maintenant. Dans bien des cas, la réponse à cette question est négative », prévient Wendy Hediard-Wouters, directrice de la transformation digitale à l’EMLyon. Pour elle, il faut intégrer le client digital et les bouleversements de la chaîne de valeur, qui n’est plus linéaire mais en écosystème.

Dans son domaine, la formation, cela se traduit par une évolution des missions, passant d’un outillage des étudiants à un accompagnement. « Auparavant architectes des connaissances, nous devenons des réalisateurs de compétences. » Une vision partagée par Laurent Fiard : « Est-ce que le dirigeant d’entreprise a besoin de savoir comment fonctionne l’outillage, je ne le pense pas, c’est le rôle de ses collaborateurs. Pour lui, l’enjeu est ailleurs. » Le dirigeant peut, en effet, déléguer tout ce qui nécessite un savoir-faire. Son rôle est plutôt de savoir, d’observer. Il a vocation à aller chercher l’inspiration, notamment au contact des start-up, « même si toute entreprise n’a pas forcément vocation à travailler comme ces dernières, où le niveau de pression est généralement très élevé », comme le rappelle Wendy Hediard-Wouters.

Changer sa manière de travailler pour expérimenter

Perrine Grua soulève ensuite la question des méthodes de travail pratiquées dans les start-up : Design thinking, MVP (Minimum Viable Product), Lean start-up, approches agiles… Pour elle, « ces pratiques ne sont pas réservées à des moins de trente ans, ni aux entreprises de moins de trente personnes : ce sont des outils et processus qui permettent de construire des solutions, en évitant d’en tomber amoureux et en restant centrés sur le client. » Selon Ivan Ostrowicz, ces méthodes impliquent une transformation culturelle, un point qu’il appuie à l’aide d’un témoignage personnel : « Chez un de mes anciens employeurs, on m’a demandé de développer un nouveau système. J’ai demandé à parler avec les utilisateurs et on m’a dit non. Par la suite, cette société a rencontré de nombreux problèmes autour de la conduite du changement… »

Pour une entreprise, « ces changements de méthode peuvent s’avérer un peu inconfortables », prévient Perrine Grua. Pourtant, il est fondamental, pour elle, de vivre et d’expérimenter ces approches, si possible en les appliquant à des projets concrets ou à travers des expéditions à l’étranger, à la rencontre des acteurs qui les utilisent au quotidien.