La grande question de la valeur de l’immatériel

L’analyse de la valeur est certainement l’une des problématiques les plus difficiles à appréhender. On le voit dans le domaine du management des systèmes d’information et de la création de valeur des technologies pour les métiers, avec de nombreux débats et évaluations contradictoires. C’est, plus largement, la problématique de la valeur des œuvres immatérielles.

Stéphane Distinguin, fondateur de l’agence Fabernovel, s’est penché sur cette question, à travers l’art. Son ouvrage est né pendant le premier confinement de 2020, alors que toutes les activités culturelles étaient à l’arrêt et qu’il fallait trouver de l’argent pour sauver le monde de la culture, au lieu d’alourdir la dette publique.

Et si on vendait La Joconde ? Au-delà de cette idée simple, qui peut paraître aberrante, cette question met en exergue la notion de valeur : vendre La Joconde, certes, mais à quel prix ? En 1811, elle était estimée à 90 000 francs, tandis que le tableau La Transfiguration, de Raphaël, était valorisé 1,5 millions de francs. La Joconde avait été acquise en 1519 par François 1er en échange de 4 000 écus d’or, soit l’équivalent d’un à deux millions d’euros d’aujourd’hui.

« La Joconde vaut cher, très cher, au moins un milliard », assure Stéphane Distinguin. Pour les œuvres artistiques, c’est souvent le support qui crée la valeur. Ainsi, par exemple, un tableau de Van Gogh vaut plusieurs millions de dollars, alors qu’une symphonie de Beethoven ne vaut rien (on la trouve gratuitement sur Internet).

Dans le premier cas, c’est le support, unique, qui crée la valeur. Dans le second c’est le processus : certains sont prêts à payer plusieurs centaines d’euros pour entendre Beethoven joué par l’orchestre de Vienne. Pour La Joconde, on est dans le premier cas avec, en outre, une autre caractéristique : son inaliénabilité. « Que serait le Louvre sans la Joconde ? Moins que le Louvre. Mais que serait la Joconde sans le Louvre ? Pas l’œuvre d’art la plus connue au monde non plus. La Joconde est ce qu’elle est car elle appartient au Louvre. Si Mona Lisa était vendue et quittait le Louvre, elle perdrait son statut. Car la valeur de toute œuvre, c’est son contexte », ajoute l’auteur.

Celui-ci nous rappelle que Léonard de Vinci était, avant l’heure, un maître du digital, avec sa technique du sfumato, « il fignolait pendant des mois, voire des années pour le portait de Mona Lisa, ses tableaux en employant le « gras des doigts ».

Voilà le mystère de la Joconde : une œuvre digitale qui devient presque numérique à force de s’affranchir du geste analogique, celui du toucher et de sa sensibilité. » Lorsque le Louvre a analysé la Joconde au microscopoe, le laboratoire a établi que Leonard de Vinci avait mis au point un vernis, à base de manganèse, qu’il était le seul à utiliser.

« Un autre objet est fabriqué à partir de couches de manganèse mesurables au microscope. Il s’agit du premier prototype d’ordinateur quantique conçu par IBM à San José, en Californie, un projet qui vise à faire passer tous les ordinateurs autour de nous pour de vieilles machines à vapeur après les avoir remplacés par des vaisseaux spatiaux », rappelle Stéphane Distinguin.

La Joconde serait-elle donc l’objet le plus proche d’un prototype d’ordinateur quantique ? L’auteur le pense : « En tous cas, ces couches microscopiques, si elles étaient du silicium plutôt que du manganèse, seraient dans le principe proches de ce qui est à l’origine de la révolution numérique : le fondement des micro-processeurs, qui sont le cœur et le cerveau de nos ordinateurs et les objets manufacturés les plus complexes jamais produits. »

Pour vendre la Joconde, alors que la loi l’interdit pour cause d’inaliénabilité, la technologie blockchain pourrait se révéler utile. « Le numérique rend possible ce phénomène incroyable : la création ou la reproduction à l’infini d’une œuvre avec des copies strictement identiques, sans aucune perte de qualité de la première à la dernière réplique. Les biens numériques sont non rivaux, c’est-à-dire que l’usage d’une personne n’en prive pas une autre », rappelle l’auteur.

Une application de la blockchain, le NFT (Non-Fongible Token), permet d’authentifier l’unicité d’une information numérique. Pour Stéphane Distinguin, la blockchain est pertinente pour vendre la Joconde. On pourrait ainsi « diviser notre Joconde en milliers, voire en millions de parts, comme on le ferait du capital d’une entreprise cotée.

Autre piste : produire un seul NFT à vendre à un acheteur unique ou créer une multitude de NFT pour diviser le tableau en éléments uniques, comme des pixels. La technologie permettrait alors de produire une infinité d’éléments distincts et identifiés. Il en résulterait un puzzle de mille, un million, pourquoi pas un milliard de pièces, chaque propriétaire détenant, grâce à son NFT, un morceau d’une jumelle numérique de la Joconde. »

L’auteur estime que la Joconde vaut au moins cinquante milliards d’euros. Il parvient à ce chiffre par différentes méthodes : la valeur d’assurance, les comparables, les flux futurs générés par son exploitation et la valeur de substitution. Cinquante milliards peuvent paraître beaucoup mais, rappelle Stéphane Distinguin, cela représente juste le montant investi dans les start-up de la Silicon Valley en 2020… La question de la valeur est donc toute relative, on le constate aussi dans le management des technologies de l’information.

Et si on vendait la Joconde ? par Stéphane Distinguin, Ed. JC Lattès, 2022, 237 pages.