La révolution Edtech peine encore à se concrétiser en France

A première vue, la EdTech française est en plein essor. La filière tricolore peut en effet se prévaloir de quelques belles réussites comme Openclassrooms, 360 Learning, Digischool ou encore SuperProf et compte 380 start-up, dont plus de la moitié ont moins de trois ans.

Les acteurs français de la EdTech ont également enregistré des levées de fonds records, avant la crise sanitaire. Au niveau mondial, les investissements dans les start-up de ce secteur ont représenté sept milliards de dollars, dont les deux-tiers aux États-Unis et en Chine. Le californien Coursera, qui positionne sa plateforme comme une solution pour les universités ne pouvant pas rouvrir leur campus, a levé 130 millions de dollars supplémentaires en juillet 2020.

Malgré tout, du fait de la crise sanitaire, l’heure est à la concentration sur les portefeuilles existants et au report des levées de fonds. Selon Xerfi, les EdTech françaises ont levé 37,4 millions d’euros (jusqu’au 3e trimestre 2020) contre environ 130 millions d’euros en 2018 et en 2019. De même, le nombre de deals a été divisé par deux par rapport à 2019.

La progression constante du nombre d’étudiants et la hausse de la demande de formation, sans oublier l’apport des nouvelles technologies dans la modernisation des méthodes d’apprentissage, sont à l’évidence passés par là. Et pourtant, la révolution EdTech se fait toujours attendre dans l’Hexagone.

Le marché français pourrait d’ailleurs peser quelques 155 millions d’euros à l’horizon 2022 pour les segments scolaire et parascolaire, selon le scénario médian du cabinet Deloitte (89 millions en 2018). C’est dire que la France est un nain sur la scène mondiale où la Chine et les Etats-Unis captent 90 % des investissements dans les technologies de l’éducation.

D’ailleurs, « les jeunes pousses tricolores de la EdTech dépassent rarement quelques centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires et plus de la moitié des sociétés du panel Xerfi n’emploient pas plus de 5 personnes. Bref, l’éducation 3.0 peine à décoller en France », souligne Alexandre Masure, auteur de l’étude Xerfi sur les EdTech à l’horizon 2021 (1).

De fortes résistances du milieu éducatif

Selon cette analyse, les résistances persistantes du milieu éducatif français peuvent être un élément d’explication. Les start-up de la EdTech éprouvent de fait des difficultés à percer l’univers classique de l’Éducation nationale, caractérisé par des rigidités administratives et par un certain manque de formation du corps enseignant dans les outils numériques, quand ce n’est pas une véritable réticence à s’approprier ces innovations pédagogiques.

Le poids prépondérant et la résistance des acteurs traditionnels (éditeurs de manuels scolaires, réseaux d’agences de soutien scolaire, médias jeunesse, organismes de formation…) ont aussi leur part de responsabilité dans ce décollage plus que poussif de la EdTech française. Ils ont souvent vu dans l’arrivée de ces acteurs une menace potentielle plutôt qu’une source d’opportunité.

Pour se faire connaître, recruter des talents, conquérir les premiers clients, muscler leur technologie et prospecter de nouveaux marchés, les jeunes pousses doivent engager des dépenses importantes et donc lever les fonds nécessaires à leur développement. Pour juguler l’étroitesse et les pesanteurs (culturelles ou organisationnelles) du « marché » éducatif tricolore, les EdTech ont forcément le regard braqué vers l’étranger. Mais seules 15 % des sociétés du panel Xerfi disposent d’au moins un bureau hors de France. Sans oublier que les spécificités éducatives nationales peuvent constituer un frein et que la concurrence mondiale est rude.

Dans cet effort pour s’internationaliser, le soutien d’organismes publics comme Bpifrance Business France est précieux et la participation à des salons spécialisés vitale pour démarcher des clients et gagner en notoriété. Conscientes qu’un défaut de visibilité est mortifère pour l’ensemble de la filière, les EdTech ont uni leurs efforts pour bâtir un écosystème apte à favoriser la croissance des projets. C’est le sens de la création de l’association EdTech France.

Miser sur la formation professionnelle

Face au maintien d’un chômage structurel et à l’accélération de l’obsolescence des compétences sur le marché du travail, miser sur la formation professionnelle est une bonne solution. C’est le segment le plus avancé et le plus prometteur, de l’avis des experts de Xerfi. C’est d’autant plus vrai que la réforme du compte personnel de formation a autonomisé les salariés dans leur parcours d’apprentissage. A ce titre, les MOOCs seront davantage qu’autrefois éligibles au CPF.

A moyen terme, seule une minorité de start-up réussiront à s’ancrer durablement dans le paysage. Une poignée de leaders consolidera l’activité suite à un mouvement de fusions-acquisitions et de rachats ou prises de participations. D’ailleurs, les rapprochements avec les écoles de commerce vont s’intensifier à l’avenir. Ces dernières devraient participer à la structuration de la filière sur les plans capitalistique, technique et pédagogique. Déjà plusieurs business schools (Neoma, EM Lyon ou encore EM Grenoble) ont misé sur ces start-up pour accélérer la transformation de leur modèle.

Crise sanitaire : un coup d’accélérateur ?

Les EdTech sont sous le feu des projecteurs depuis le début de la crise sanitaire. Il faut dire que ces start-up sont idéalement positionnées pour assurer la continuité pédagogique grâce à leur ADN résolument technologique. Mais si une phase de structuration de l’écosystème français a eu lieu au cours des trois dernières années, notamment sous l’égide de l’association EdTech et avec la création de fonds d’investissement dédiés, celui-ci demeure encore fragile. En effet, au-delà de quelques champions (OpenClassrooms, 360Learning, digiSchool, etc.), les acteurs restent encore jeunes, leur business model pas toujours éprouvé et leurs levées de fonds modestes. Et ce alors que de nombreux défis de taille les attendent, à commencer par résister à la crise économique ainsi qu’aux ambitions des GAFAM et acteurs traditionnels de l’éducation et de la formation.

(1) Les EdTech à l’horizon 2021 : quelles perspectives pour la EdTech française ?, Xerfi. Cette étude a été mise à jour en novembre 2020 : Les nouvelles opportunités de la Edtech à l’horizon 2023, axes de développement et perspectives de croissance par segment, Xerfi.


Les dix caractéristiques des Edtech selon Xerfi

  • Plus de 60 % des EdTech françaises ont été créées il y a moins de cinq ans.
  • La France est en manque de « champions » sur la scène internationale et la filière française s’est structurée tardivement.
  • La raréfaction des capitaux représente une véritable menace pour l’écosystème EdTech et la crise accentue leurs problèmes de trésorerie.
  • La crise va anéantir les EdTech les plus fragiles.
  • Certains segments (cours en ligne, fournisseurs de ressources pédagogiques) ont désormais atteint leur maturité. Ils se caractérisent par un « trop-plein » de EdTech qui accroît l’intensité concurrentielle.
  • Un mouvement de consolidation va s’enclencher sous l’égide d’une poignée d’acteurs.
  • De nombreuses EdTech ont enregistré des records d’affluence sur leur site Internet pendant la durée du confinement du printemps 2020.
  • La crise pousse les EdTech à adopter des mesures offensives pour conquérir de nouveaux clients et convertir leurs utilisateurs.
  • Le mouvement de « stop-and-go » sanitaire offre un boulevard aux intervenants, la crise leur a aussi permis de gagner en visibilité et en maturité.
  • Les EdTech se heurtent depuis des années au poids des traditions françaises et à la rigidité du système éducatif.

Les trois A, les trois C et les trois O de l’évolution du secteur de l’éducation

Lors de son dernier Symposium, le cabinet Gartner a abordé l’avenir de la formation et de l’enseignement. Selon l’analyste Glenda Morgan, quatre évolutions vont marquer le domaine (1) : des modules plus courts, un contenu à forte granularité, des modes de participation flexibles et de nouvelles approches en matière de présence physique. Dans un contexte où de nombreux acteurs, et notamment les plus gros, sont en compétition, ils augmentent leurs dépenses marketing pour promouvoir leurs offres, car ils ont bien perçu l’énorme marché qu’il faut capter. « La transformation rend obsolètes les expériences et les compétences, parce que les emplois évoluent rapidement, pour rester dans la course, il faut intégrer de nouvelles compétences », note Diana Kennedy, vice-présidente stratégie, architecture et planification du groupe pétrolier BP. Rappelons également la célèbre phrase du prospectiviste américain Alvin Toffler : « Les illettrés du XXIème siècle ne sont pas ceux qui ne savent ni lire ni écrire, mais ceux qui ne savent pas apprendre, désapprendre et réapprendre. »

Jan-Martin Lowendahl, analyste chez Gartner, suggère trois stratégies aux DSI du secteur éducatif : l’alignement (vision et stratégie claires, leadership, relations étroites avec la direction générale), l’anticipation (s’appuyer sur les technologies, anticiper les opportunités et les menaces) et l’adaptation (changer la culture IT, maîtriser le changement). Et il reste des marges de progression : selon Gartner, dans le secteur éducatif, seulement 30 % des processus externes sont digitalisés et 40 % des processus internes (2). Certes, il y a eu une progression sensible depuis 2018 (époque où 15 % des processus externes et 25 % des processus internes étaient numérisés). D’autant que les enjeux sont cruciaux : « Les individus les plus performants, dans un contexte digital, sont ceux qui apprendront le plus vite », assure Graham Waller (3). « Les contenus abondants et accessibles ne sont souvent qu’à quelques clics », ajoute-t-il. Pour lui, l’éducation se résumera à trois C : Connectée, Collaborative et Continue. Lors du Symposium 2019 de Gartner, Glenda Morgan avait anticipé trois autres caractéristiques du marché de l’éducation, symbolisées par les trois O : « Online, Outsourced, On-demand » (4). Selon l’analyste, cela nécessite des investissements conséquents, notamment en plateformes d’administration et de recrutement, outils de collaboration et de sécurité, applications de recherche en temps réel, systèmes de coaching.

(1) What’s next for online learning in higher education, Glenda Morgan, Gartner Symposium 2020.
(2) Resilience and beyond in higher education, Jan-Martin Lowendahl, Gartner Symposium 2020.
(3) Adopt agile learning to reskill for renewal, Graham Waller, Gartner Symposium 2020.
(4) The new face of higher education learning : online, outsourced and on-demand, Glenda Morgan, Gartner Symposium 2019.