L’aïkido pour exister face aux Gafa

Nés avec le XXIe siècle et en une vingtaine d’années seulement, les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) ont révolutionné notre quotidien. Ils ont également changé les règles de l’économie et les équilibres en place. Comment ont-ils réussi ce tour de force ?

Cet ouvrage, écrit par François Druel, docteur en sciences pour l’ingénieur, consultant et professeur associé de marketing de l’innovation au sein de Polytech Angers, et Guillaume Gombert, directeur de projet stratégique chez Fabernovel, décrypte les sept « super-pouvoirs » qui ont permis aux GAFA de s’imposer aussi rapidement et dessinent les contours du changement de modèle en cours : tout le monde est client, même ceux qui ne payent pas ; les problèmes sont considérés comme des sources de création de valeur ; le mode de gestion des talents est spécifique ; des portions de valeur sont agrégées ; l’adaptation instantanée est privilégiée ; les modèles sont caractérisés par la croissance à coût nul et la personnalisation à grande échelle.

Les Gafa, qui ont bouleversé la plupart des activités quotidiennes, ne connaissent aucune limite de marché, leur terrain de jeu rassemble jusqu’à sept milliards de clients potentiels. Et cette révolution économique a été impulsée par seulement quatre start-up ! Pour les auteurs, il s’agit d’une « nouvelle économie et d’une nouvelle organisation du monde des affaires. Les Gafa ont émergé rapidement et se sont imposés massivement, nous avons tous été à la fois les acteurs et les observateurs de ce phénomène », sans retour en arrière possible. Car les Gafa ne se sont pas limités à fournir des services immatériels à leurs clients, ils ont aussi modifié le rapport aux produits, à la vente et au commerce. « Au-delà de leur existence juridique, les Gafa s’incarnent dans des produits et des services que nous utilisons au quotidien. Du fait de leur poids capitalistique et du nombre d’acteurs qui s’y apparentent, nous pouvons voir les Gafa comme un secteur économique à part entière, au même titre que la banque, l’énergie ou le transport », assurent les auteurs.

Et cette révolution s’est effectuée dans un temps très court. Ainsi, rappellent les auteurs, pour atteindre cinquante millions d’utilisateurs, il a fallu soixante-huit ans à l’avion, soixante-deux ans à la voiture et quarante-six ans à l’électricité. Pour atteindre le même nombre d’utilisateurs, l’Internet a mis sept ans et Facebook trois ans et demi, ce qui est presque une éternité quand on sait que Pokémon Go a touché cinquante millions d’utilisateurs en… dix-neuf jours.

Le bouleversement ne se limite donc pas à la seule dimension technologique. Mais elle est importante, car ce qui permet aux services des Gafa de prospérer est la maturité des technologies, issue de l’application de plusieurs lois (loi de Moore pour la puissance de calcul, loi de Kryder pour le stockage, loi de Nielsen pour la bande passante). Les auteurs rappellent qu’aujourd’hui un smartphone haut de gamme dispose d’une puissance de calcul environ 100 000 fois supérieure à celle de l’AGC (Apollo Guidance Computer), l’ordinateur en charge du calcul de trajectoire des missions Apollo.

Deux autres dimensions sont essentielles : d’une part, la dimension économique. « Ces changements profonds que les Gafa opèrent dans le monde des affaires ne font pas que déstructurer l’économie traditionnelle, ils structurent le monde également nouveau qu’ils sont en train de construire. Et, à l’image des précédents changements majeurs de l’humanité, ils sont irréversibles. C’est pour cela que nous voyons dans les Gafa non pas un secteur économique de plus dans la société du XXème siècle, mais un modèle qui émerge et qui, à nos yeux, va s’imposer durablement et profondément », résument les auteurs. D’autre part, la dimension sociologique, parce que les services proposés par les Gafa changent la vie de leurs utilisateurs et donnent « un nouveau souffle pour la société de consommation. » Un modèle qui coexiste bien évidemment avec l’ancien : « Les Gafa n’ont pas encore remplacé la société de consommation : ils cohabitent avec le modèle précédent et cela crée des incompréhensions, des frottements et des tensions. Les changements imposés par les Gafa ont été aussi profonds que ceux du passé mais, comme toujours, c’est la transition qui est difficile et douloureuse. »

Historiquement, on est passé du « temps des paysans », lorsque la valeur est dans la nature, au « temps des usines », où la valeur est dans la production, au temps de la vente, où la valeur est dans le produit. Aujourd’hui, nous sommes dans le « temps des clients », où la valeur réside dans les usages. « C’est pourquoi les Gafa proposent à leurs clients leurs propres visions du monde. Et c’est ce changement de point de vue qui constitue le cœur de la révolution qui s’opère sous nos yeux. Le point focal est mis sur le service rendu et sur l’exécution, autrement dit sur la manière de rendre ce service. Nous sommes au temps des processus et de l’orchestration. Le pouvoir est à l’organisateur ou chef de projet, métier emblématique de l’ère Gafa, avec qui on apprend par l’expérience et par l’usage », expliquent les auteurs, pour qui « la génération Gafa a une confiance totale dans le futur. Son credo : « Demain sera mieux qu’aujourd’hui. » Même si l’avenir paraît sombre, cette génération cherche des solutions pour le rendre meilleur. Au pays des Gafa, sur ce point précis, le doute n’existe pas. »

Si les Gafa ont développé des « super-pouvoirs » comme y faire face ? François Druel et Guillaume Gombert s’inspirent de l’aïkido pour expliquer les trois stratégies possibles. Ils rappellent que l’aïkido « ne propose pas de réduire l’adversaire à néant mais, au contraire, de transformer son agressivité en énergie à son propre profit. En cela, l’aïkido a été qualifié d’art de l’esquive. Il n’y a plus ni attaque ni défense, mais une recherche d’accord et d’harmonie. »

Première approche possible : se brancher aux Gafa, en assemblant leurs briques technologiques pour créer des services, avec le risque de créer de la « Gafa-dépendance ». Pour les auteurs, « se brancher aux Gafa est pratique dans trois cas : développer sa notoriété ou ses ventes, faciliter la vie de ses clients, ou la sienne, et transformer des stocks en actifs. » Mais il faut respecter trois conditions : se mettre à la place des clients, bien connaître son cœur de métier et proposer une nouvelle vision du monde.

Deuxième approche : s’allier aux Gafa de manière à construire un écosystème en se concentrant sur la valeur client, en partant du principe que « Tout seul on va plus vite mais ensemble on va plus loin ». C’est l’exemple des constructeurs automobiles qui souhaitent capitaliser sur les données de leurs clients ou de Walmart qui s’est allié à Google pour contrer Amazon.

Enfin, la troisième voie, plus offensive, consiste à se différencier des Gafa pour « conquérir les océans bleus » et proposer des alternatives. Il faut, pour réussir, « offrir une expérience en rupture de celle proposée par les Gafa, c’est-a‑dire radicalement différente », recommandent les auteurs. C’est l’exemple du groupe hôtelier Accor qui a créé sa propre plateforme de réservation en concurrence de Booking et de Airbnb. Il est non seulement possible d’entrer en compétition avec les Gafa, mais aussi de trouver une place sur le marché. C’est bien sûr risqué, il faut ne pas s’essouffler, atteindre une taille critique et savoir fonctionner très différemment. Les auteurs estiment que « pour aller vite et loin, les entreprises doivent abandonner le confort du questionnement et avancer vers l’avenir avec certitude. Non pas la certitude d’avoir une bonne réponse, mais la conviction que le retour en arrière n’est plus possible, qu’il n’y a que des choix à assumer. »

Gafanomics, comprendre les super-pouvoirs des Gafa pour jouer à armes égales, par François Druel, Guillaume Gombert, Eyrolles, Fabernovel, 2020, 242 pages.


Les citations essentielles

  • Si une entreprise n’est pas présente en ligne, c’est qu’elle a choisi de ne pas l’être.
  • Ce qui unit les Gafa est plus fort que ce qui les sépare.
  • Le SI des Gafa n’est pas conçu pour automatiser des tâches de gestion, mais pour orchestrer la mise en relation entre une offre et une demande.
  • Les Gafa n’ont pas d’existence en dehors de l’application installée sur les smartphones.
  • Le plus urgent est de repenser totalement la place et le rôle du SI dans l’entreprise. À l’heure du numérique, il ne doit plus être considéré comme un centre de coût, mais comme un investissement permettant de construire une relation client génératrice de valeur.
  • Pour les Gafa, la création de valeur ne repose pas seulement sur un produit ou un service, mais également sur le potentiel de créativité des clients.
  • Il n’est pas étonnant de voir les Gafa faire sauter les frontières des métiers et des secteurs. Quand on envisage la création sous forme de boucles d’interactions, ces notions n’ont plus de sens.
  • Dans un monde en réseau, la valeur provient des usages. Dans la nouvelle économie, il faut donc envisager la création de valeur sous forme de boucles et non plus de chaînes.
  • L’intimité numérique redéfinit la relation aux marques. Les services proposés par les Gafa établissent en réalité de nouveaux standards de relation client.
  • Utiliser les services d’un Gafa, c’est partager la vision du monde qu’il propose et donc, en quelque sorte, c’est aussi changer le monde avec eux.
  • Les Gafa ne vendent pas des produits, mais des expériences qui incarnent leur vision du monde. Il ne s’agit pas d’affirmer une éthique, mais de s’ancrer dans l’action.
  • Les Gafa envisagent la création de valeur sous l’angle des potentiels et des flux et non pas par les stocks et les actifs. C’est pourquoi l’important n’est pas de conquérir des marchés, mais des clients.
  • Quand ils arrivent dans un nouveau secteur, les Gafa sont d’autant plus dangereux, car sans scrupules pour remettre en question le statu quo.
  • Les Gafa font de la gratuité non pas un argument marketing, mais un des leviers principaux de leur proposition de valeur.
  • Une innovation de rupture implique un écosystème de rupture, mais également un management de rupture.
  • Le SI constitue le cœur du système de production des Gafa, leur usine. Contrairement aux entreprises de la société de consommation, le SI n’a pas été ajouté à l’appareil de production. Il constitue, en réalité, le substrat permettant de nourrir toutes les activités de l’entreprise. Conçu et construit en même temps que l’entreprise, il évolue avec elle, au gré des projets.
  • Chez les Gafa, l’innovation naît, au moins en partie, de l’autonomie laissée aux équipes, ce qui induit une grande fluidité dans le processus de création.