L’âme des entreprises libérées

Isaac Getz, professeur à l’ESCP Europe, et Brian Carmey, éditorialiste au Wall Street Journal, nous proposent une analyse des modes de management dans les entreprises. Avec une remise en cause de plusieurs idées reçues.

BPSI  Dans votre dernier ouvrage, vous montrez que la liberté s’arrête à la porte des entreprises : quel est votre constat ?

Isaac Getz Dans toutes les sphères de notre existence, nous exigeons de pouvoir prendre nos décisions en toute liberté. Mais dans le monde professionnel, trop d’individus sont étouffés, entravés, contrariés ou paralysés par la bureaucratie et par des règles qui ne cherchent absolument pas à les aider à agir pour le bien de l’entreprise. Et actuellement, quelle entreprise peut se permettre de continuer à étouffer la plus grande partie des salariés au lieu de leur donner la possibilité de la soutenir ?

On peut reprendre une distinction établie par Jean-François Zobrist, ancien DG d’une fonderie de cuivre, Favi, et dont je raconte l’histoire dans mon ouvrage. Il distingue les entreprises « comment » et les entreprises « pourquoi ». Dans les premières, sur le modèle « Commandement & Contrôle », beaucoup de temps est consacré pour expliquer aux collaborateurs comment faire leur travail. Résultat : on juge les individus en fonction d’une multitude de facteurs en faisant l’impasse sur ce qui compte vraiment, à savoir le travail bien fait et la satisfaction des clients.

En outre, dans ce type d’entreprise, il devient très difficile de changer les règles, qui constituent une véritable chaîne du « comment ». Et comme environ 3 % des individus contournent les règles, de nombreux dirigeants, pour traiter ces problèmes mineurs, imposent de nouvelles règles aux 97 % restants ! Le système s’auto-alimente et grandit… Ces contraintes donnent aux individus l’impression de n’exercer aucun contrôle sur leur vie professionnelle, ce qui, à son tour, engendre du stress, de la fatigue et du deséngagement. Au contraire, dans les entreprises « pourquoi », on se pose la question : « Pourquoi faites-vous ce que vous faites ? » Avec une réponse évidente : pour que les clients soient satisfaits, pour faire avancer la vision de l’entreprise.

Selon le baromètre Q12-Gallup, en France, en moyenne neuf collaborateurs sur dix ne contribuent pas à faire avancer l’entreprise. Six sur dix ne sont pas engagés dans l’activité de l’entreprise, autrement dit, ils arrivent le matin à leur bureau avec l’objectif d’en partir au plus vite, et, pire, 28 % sont activement désengagés, ils sont très malheureux et, pour le démontrer, s’en prennent aux salariés heureux… La conséquence est que la majorité des entreprises ont des performances médiocres. Si vous voulez avoir une meilleure idée de ce qu’est le désengagement, imaginez un canot à huit places : vous êtes assis avec l’un de vos collègues à l’avant et vous ramez énergiquement. Les cinq coéquipiers assis derrière vous trempent leur rame juste pour générer quelques éclaboussures et donner l’impression de l’effort. Quant au dernier, il rame lui aussi énergiquement, mais en sens inverse de vous. Et on se demande pourquoi, malgré toutes les gerbes d’eau produites, l’entreprise n’avance pas… Toutes les entreprises « comment » doivent faire face à un coût qui n’apparaît jamais dans les comptes : le coût de la « chaîne des comment » et de ce qui n’est pas réalisé à cause de ses effets étouffants.

BPSI Pourquoi cette culture du « comment » perdure-t-elle dans les organisations ?

Isaac Getz Pour le comprendre, rappelons les enseignements de l’expérience des macaques et de la banane. Des singes sont dans une cage avec une banane suspendue au plafond. Le premier qui va essayer d’attraper la banane reçoit une douche froide, qui asperge aussi les autres. Les singes comprennent vite le message : attraper la banane est une mauvaise idée, de même que laisser un autre macaque tenter de le faire. Et lorsqu’un nouveau macaque est introduit dans la cage et va tenter d’attraper la banane, les autres vont violement l’en empêcher. Même quand après plusieurs remplacements, aucun des macaques témoins de la douche restent dans la cage…

C’est pour cela qu’une situation absurde peut perdurer très longtemps et les cultures d’entreprises finissent par étouffer toute velléité de changement avec des phrases de type « tu n’as qu’à appliquer la procédure ». Beaucoup de salariés font quotidiennement l’expérience de ce renforcement négatif de la part des managers, qui découragent toute initiative.

BPSI Comment gérer cette situation que connaissent de nombreuses entreprises ?

Isaac Getz Tout comme les fleurs ont besoin, pour pousser, d’avoir de la lumière, de l’eau et des minéraux, les hommes ont besoin que l’on satisfasse leurs besoins fondamentaux. En d’autres termes, l’automotivation des individus nécessite de bâtir l’environnement, en fonction de leurs besoins psychologiques fondamentaux. D’abord, le besoin « d’égalité intrinsèque », chaque collaborateur devant être traité comme les autres, avec « respect et confiance ». Deux questions quotidiennes démontrent ce respect : « Qu’est-ce qui vous empêche de faire un bon travail ? De quoi avez-vous besoin pour faire un travail encore meilleur ? » Dans l’entreprise traditionnelle, au contraire, la hiérarchie et les procédures manifestent de la méfiance et du manque de respect de l’intelligence des individus qui, plutôt que d’être sollicités pour leur idées, s’entendent dire ce qu’ils doivent faire.

Le second besoin à satisfaire est celui du développement personnel, car chacun a besoin de réaliser son potentiel, et le troisième concerne « l’autodirection », les individus détestant être contrôlés. Or, dans l’entreprise traditionnelle, ils sont contraints dans leur initiative. Accordez aux salariés un contrôle réel sur leur travail, cessez de leur dire comment faire leur boulot, et le stress baissera, l’absentéisme diminuera, de même que les coûts cachés. Et l’effet sera bénéfique sur l’innovation et la croissance organique. Tout cela est évidemment difficile à accomplir dans une entreprise « comment ». De nombreuses entreprises communiquent leur vision et cherchent à y faire adhérer leur personnel. Les résultats sont généralement décevants. Les salariés ne commencent à s’approprier une vision d’entreprise que lorsqu’ils sont libres de prendre leurs propres décisions pour la mener à bien (une liberté à ne pas confondre avec l’anarchie…). Ceux qui sont libres d’agir finissent par savoir pourquoi ils ont fait « A » plutôt que « B », et ils s’approprient ce « pourquoi ».

BPSI Les entreprises « comment » n’innovent-elles donc pas ?

Isaac Getz Lorsque l’on aborde ce sujet, elles avancent deux cartes : l’importance de leurs budgets de R&D et le nombre de leurs brevets. Malheureusement, les chiffres n’étayent pas ces arguments. Considérez les groupes pharmaceutiques aux États-Unis : entre 1991 et 2001, leurs dépenses de R&D sont passées de 10 à 30 milliards de dollars, alors que le nombre de médicaments mis sur le marché a diminué (de 30 à 24 par an). Quant aux brevets, seuls de 5 % à 10 % sont en adéquation avec le marché, et ils ne sont que 1 % à rapporter des bénéfices. Autrement dit, à part un programme de R&D coûteux et bureaucratique et un gros portefeuille de brevets, la plupart des entreprises traditionnelles n’ont pas grand-chose à présenter en termes d’innovation réelle.

Même dans des sociétés comme Intel ou Accenture, il faut un sacré cran à un employé pour essayer d’imposer ses idées si elles n’entrent pas dans le cadre d’un petit nombre de projets R&D officiellement approuvés. Il y a pire : quand ce petit nombre est décidé au niveau du gouvernement. Au début du XXe siècle, la France était le pays le plus innovant du monde dans l’industrie, mais ce n’est pas le gouvernement qui a décidé des projets de développement de l’industrie automobile, mais des entrepreneurs qui jouissaient de la liberté de leur initiative…

BPSI Peut-on quand même transformer une entreprise « comment » en une entreprise « pourquoi » ?

Isaac Getz Oui, et c’est le sens de tout mon travail sur la libération d’entreprises, à condition que cette transformation vienne d’en haut et soit conduite avec méthode. Il ne s’agit pas d’empoisonner le management intermédiaire, mais un leader libérateur commence par affranchir ses collaborateurs de la culture oppressive de l’entreprise « comment », fondée sur la méfiance et la déconsidération de l’intelligence des salariés. Dès qu’il l’aura fait, il remarquera que leur comportement évolue : au lieu d’être complaisants, ils chercheront à prendre l’initiative. Ensuite, il doit bâtir l’environnement qui leur permet de grandir et de s’autodiriger. Des patrons visionnaires, qui ont révolutionné la culture de leurs entreprises, ont montré que la liberté et le bonheur des individus deviennent la clé du succès incroyable des entreprises, par exemple dans des entreprises comme Gore, Favi, GSI, Harley Davidson…

BPSI  Suffit-il d’augmenter les individus et de leur donner des bonus, comme on fait souvent ?

Isaac Getz Rien de plus facile que de motiver les gens, affirment les dirigeants depuis toujours. Il suffit de trouver le bon mélange de récompenses tangibles pour faire coïncider les intérêts matériels des salariés avec les objectifs de l’entreprise. Il se trouve que, paradoxalement, dès qu’un avantage est acquis, il perd de son pouvoir de motivation et se transforme en handicap potentiel. Rich Teerlink, leader libérateur de Harley disait : « On peut toujours acheter un individu. » Va-t-on avec le même enthousiasme dans l’endroit où on nous offre un baby-foot que dans l’endroit où on nous respecte, voire où on nous aime ?

BPSI Faut-il alors partager le pouvoir, comme disent certains ?

Isaac Getz On a tendance à exagérer les avantages d’un système fortement centralisé. En réalité, ils sont inexistants. La décentralisation de la prise de décision, qui peut être perçue comme un point faible dans une entreprise libérée, constitue au contraire une remarquable source de force. Toutes les entreprises, aussi rigide que soit leur organisation, dépendent inévitablement de ceux qui y travaillent. Centraliser l’autorité peut faire croire que l’on réduit le nombre de sources de risques en matière de prise de décision, mais c’est le contraire.

Il n’existe hélas pas de recette miracle : un imbécile équipé d’un outil sophistiqué reste un imbécile, et un idiot peut conduire une entreprise à sa perte avec une rapidité désarmante (un idiot étant le contraire d’un être sage, pas d’un être intelligent). Toutefois, la dispersion du pouvoir de prise de décision présente d’immenses avantages. Il faut donc repérer les signaux faibles qui n’attirent pas l’attention de la direction générale parce qu’on ne les fait jamais remonter au sommet ou parce qu’ils se perdent dans l’accumulation de données. Dans trop d’entreprises, un déficit de connaissances s’accumule, n’émergeant qu’après la perte d’un gros client ou le gaspillage d’une occasion commerciale prometteuse… N’oublions pas que lorsque les salariés talentueux repèrent des opportunités que leur employeur ne saisit pas, ils partent les exploiter ailleurs ! Comme le dit le proverbe : « Les oiseaux s’envolent toujours des cages… »

Liberté et Cie, par Isaac Getz et Brian Carney, Fayard, 2012, 386 pages, Gallimard pour l’édition Poche (2013, 421 pages).


Les quatre leçons à tirer

« Si des leaders libérateurs ont pu transformer une culture d’entreprise qui dysfonctionnait depuis des dizaines d’années ou édifier une nouvelle entreprise libérée en partant de zéro, n’importe quel dirigeant de société peut en tirer des leçons instructives :

  1. Cesser de parler et commencer à écouter. Ensuite, renoncer à tous les symboles et à toutes les pratiques qui empêchent les salariés de se sentir intrinsèquement égaux.
  2. Commencer à partager ouvertement et activement sa vision de l’entreprise pour permettre aux salariés de se l’approprier. Mais il ne faut pas le faire avant l’étape 1, car des individus qui ne sont pas traités en égaux ne s’intéresseront pas à cette vision.
  3. Arrêter d’essayer de motiver les salariés. Il convient plutôt de mettre en place un environnement qui leur permettra de se développer et de s’autodiriger, et de les laisser se motiver eux-mêmes. S’ils comprennent la vision de l’étape 2, ils se chargeront du reste, pourvu qu’on les laisse faire.
  4. Rester vigilant, en se portant garant de la culture. »