Le numérique, nouveau féodalisme

Qu’est-ce que le techno-féodalisme ? L’idée n’est pas nouvelle et elle a été exprimée au début des années 1990 par Loyd Blankenship, un américain accusé de piratage informatique et qui, dans son ouvrage intitulé Cyberpunk, explique qu’en l’absence de réglementation adaptée, « les grandes entreprises se coalisent pour former des quasi-monopoles. Pour maximiser leurs profits, elles restreignent le choix des consommateurs et s’approprient ou éradiquent les rivales susceptibles de déstabiliser leurs cartels. »

Cédric Durand, économiste à l’université Sorbonne Paris Nord, estime que la tendance à la digitalisation du monde, avec des grandes firmes qui se disputent le cyberspace pour prendre le contrôle sur des sources de données, constitue une régression, avec le retour des monopoles, dépendance des sujets aux plateformes, brouillage de la distinction entre l’économique et le politique : les mutations à l’œuvre transforment la qualité des processus sociaux et donnent une actualité nouvelle au féodalisme. « Il est indéniable que les entreprises transnationales ont considérablement accru leur emprise sur les sociétés contemporaines », affirme l’auteur. Avec un retour historique, il explique que l’idéologie de la Silicon Valley a formé un consensus : au début des années 1990 s’est nouée « une véritable alliance entre, d’une part, les réseaux technophiles issus de la contre-culture et, d’autre part, les milieux d’affaires ainsi que la nouvelle droite du Parti républicain autour du magazine Wired, de la Progress & Freedom Foundation. Ce qui prend forme alors, c’est une lecture conservatrice des potentialités de la nouvelle culture informatique. »

La faillite de l’idéologie de la Silicon Valley

Cette idéologie de la Silicon Valley a opéré « la jonction entre la question de l’innovation et celle de l’entrepreneuriat. Elle conforte la croyance selon laquelle le processus d’innovation procède avant tout de l’entrée sur le marché de nouvelles firmes, libres de tout héritage organisationnel et donc suffisamment agiles pour porter la disruption au cœur de secteurs industriels établis. » La Silicon Valley devient ainsi « la vitrine du nouveau capitalisme : une terre d’opportunité où, grâce aux start-up et aux sociétés de capital-risque, les idées fleurissent librement, les emplois abondent et les développements high-tech profitent au plus grand nombre. » Ce mythe se caractérise par plusieurs éléments, rappelle l’auteur : la redynamisation continue des structures économiques grâce à la soif d’aventure des start-upers, l’apologie de l’autonomie et de la créativité au travail, une culture d’ouverture et de mobilité, la promesse d’une prospérité partagée et l’idéal d’un dépérissement de l’Etat.

Les cinq paradoxes du numérique et de l’innovation

Au-delà de la généalogie du consensus de la Silicon Valley, Cédric Durand met en évidence les cinq paradoxes qui le minent. Le premier paradoxe est celui de la start-up. Alors que l’on assiste au retour des monopoles, qui « tout en fournissant des services d’intérêt général, entravent l’innovation, le bon fonctionnement des marchés et constituent une menace pour les libertés individuelles et la démocratie. » Ce diagnostic avait été posé par le milliardaire George Soros lors du Forum de Davos en 2008. Pour Cédric Durand, « si de nouvelles plateformes sont apparues ces dernières années, avec Airbnb et Uber comme figures de proue, ceci ne doit pas faire illusion sur l’épuisement de la dynamique entrepreneuriale des années 1990. »

Deuxième paradoxe, selon l’auteur : celui du nouvel esprit du capitalisme, symbolisé par des sièges sociaux des grands acteurs de la technologie, « qui nous vendent du rêve avec des séances de yoga, des restaurants gratuits et des salles de gym ouvertes 24 heures sur 24 et mettent en scène le monde innocent et ouvert que l’entreprise se propose de faire advenir », résume l’auteur. En réalité, c’est plutôt à une dégradation de l’emploi à laquelle on assiste : « L’évolution de l’organisation du travail dans les centres logistiques et les centres d’appels nous donne un autre exemple des effets des innovations technologiques actuelles sur l’organisation du travail », illustre Cédric Durand, qui poursuit : « Si la diffusion de l’usage des TIC s’est traduite par une dégradation de l’activité professionnelle, c’est donc parce que les outils numériques ne permettent pas à la plupart des salariés de définir davantage l’objet et la forme de leur travail. En conséquence, suractivité et sentiment d’insignifiance vont souvent de pair, formant un mélange destructeur. Ce constat contredit la promesse de l’idéologie californienne du pouvoir des individus grâce au numérique. »

Le troisième paradoxe, celui des intangibles, exprime le fait que « l’idéologie californienne est prise à contre-pied dans sa volonté de résoudre de nombreux problèmes, qu’il s’agisse de soulager l’engorgement des routes, de lutter contre le réchauffement climatique ou de permettre au plus grand nombre de vivre loin des aires urbaines surpeuplées. C’est exactement l’inverse qui s’est produit », assure l’auteur, pour qui, dans une logique de spécialisation, « les intangibles nourrissent la polarisation spatiale dans la mesure où les lieux où se font les productions immatérielles valorisées sur toute la planète sont aussi ceux où se trouvent les opportunités professionnelles les plus attractives. »

Le quatrième paradoxe est qualifié par l’auteur de « paradoxe schumpétérien », pour décrire l’innovation sans croissance. D’un côté, les exemples de développement du numérique abondent et illustrent un foisonnement d’innovations, ainsi qu’une transformation des modes de production, de consommation et d’échanges. D’un autre côté, on observe un ralentissement de la croissance de la productivité et du PIB. Pour l’auteur, « l’accroissement du poids mort de la sphère financière, la persistance du sous-emploi et une dégradation rapide des conditions écologiques signalent un déclin. » C’est en partie dû au fait qu’une grande part des « effets des innovations numériques échappent aux filets de l’échange marchand et de la comptabilité correspondante », rappelle l’auteur.

L’innovation sous perfusion publique

Le dernier est le paradoxe européen, continent incapable de saisir les opportunités, alors que le secteur public joue un rôle crucial : « La position de leader des États-Unis est tout sauf l’œuvre des forces spontanées du marché, y compris dans le contexte de la Silicon Valley », rappelle Cédric Durand. Les programmes publics ont ainsi joué un rôle crucial dans toutes les grandes innovations de ces dernières décennies, qu’il s’agisse d’Internet, du séquençage du génome, de la géolocalisation ou des écrans tactiles.

Hélas, pour l’Europe, le constat dressé par l’auteur est amer : « l’intervention étatique démystifie le rôle de l’entrepreneur dans les trajectoires technologiques, montrant, par exemple, que le succès d’Apple repose en très grande partie sur de la dépense publique. Surtout, elle remet au centre de l’économie de l’innovation la question de la réflexion stratégique, en démontrant que cette question n’est pas seulement celle du montant des dépenses de R&D, mais que c’est leur attribution aux secteurs où les opportunités sont les plus fortes qui est décisive. Il s’agit d’une invalidation sans appel de la doctrine qui a prévalu en Europe. En prenant pour argent comptant le mythe de la Silicon Valley, les dirigeants européens ont sciemment brimé les fonctions entrepreneuriales de l’État. »

Construire et renforcer la dépendance

Globalement, nous explique Cédric Durand, « quel que soit le business d’origine, les stratégies de conquête du cyberspace ont désormais toutes le même objet : prendre le contrôle des espaces d’observation et de captation des données issues des activités humaines (…). La mobilisation des big data par les firmes relève du « capitalisme de surveillance ». La stratégie de profit sur laquelle ce système repose consiste à prévoir et à modifier le comportement humain en vue de générer des revenus et de contrôler les marchés. Le capitalisme de surveillance exige par conséquent une connaissance unilatérale et exhaustive de l’expérience humaine, qu’il transforme en données comportementales génératrices de prédiction. » Ainsi, les plateformes ont intérêt à enfermer leurs utilisateurs dans leur écosystème. Cela passe par une limitation de l’interopérabilité avec leurs concurrents. « Les plateformes sont en train de devenir des fiefs. Outre la logique territoriale d’accaparement des sources de données, originales, la boucle de rétroaction inhérente aux services numériques crée pour les sujets une situation de dépendance », précise l’auteur.

Le processus s’organise en trois phases : la collecte des données, leur agrégation et leur instrumentation. Il y a donc tous les ingrédients pour caractériser un féodalisme numérique. La logique historique du féodalisme repose sur trois éléments : des rapports de domination, la concentration des richesses entre les mains des seigneurs et l’exploitation économique d’une grande partie de la population par une aristocratie qui recourt à la coercition. Une approche qui, pour Cédric Durand, s’applique aux technologies : « Les services numériques sont des fiefs dont on ne s’échappe pas. Cette situation de dépendance des sujets subalternes vis-à-vis de la glèbe numérique est essentielle, car elle détermine la capacité des dominants à capter le surplus économique. Le modèle économique correspondant à cette configuration, où dépendance et surplus vont de pair, est celui de la prédation. »

 

Techno-féodalisme, critique de l’économie numérique, par Cédric Durand, Editions Zones La Découverte, 2020, 249 pages.

Les différents types de rente
Types de rente Principe Exemples
Rente légale de propriété intellectuelle  Rationnement par le biais de droits exclusifs Éditeurs de logiciels, laboratoires pharmaceutiques, Nike, Vuitton…
Rente de monopole naturel  Intégration pour augmenter les rendements des actifs  Optimisation logistique : Apple, Valeo, Bosch…
Rente différentielle  Rendements inégaux entre les actifs tangibles et intangibles  Apple, Nike par rapport aux usines d’assemblage, Nespresso contre les producteurs de café
Rente d’innovation dynamique  Centralisation des données  Fabricants de capteurs, Amazon, Walmart…
Source : Techno-féodalisme, critique de l’économie numérique.