Les fondamentaux du capital immatériel

Les DSI ont tout à gagner à s’engager dans une nouvelle approche de la performance et de la valeur créée par leurs activités : l’approche capital immatériel. Les investissements immatériels constituent une ressource essentielle au développement de l’avantage compétitif des organisations. Le point de vue de Ahmed Bounfour, professeur à l’université de Paris-Sud et Georges Épinette, ex-directeur de l’organisation et des systèmes d’information du Groupement des Mousquetaires.

Pourquoi la question de la valeur se pose-t-elle aujourd’hui ?

Ahmed Bounfour Le mouvement a émergé dans les années 1990, du fait de réactions du management des entreprises confronté aux besoins de reporting et aux contraintes en matière de transparence. Les dirigeants, sous la pression des marchés financiers, ont été contraints de développer une certaine vision de la création de valeur.

Dans ce cadre, pour les DSI, un discours, autrement dit une « grammaire » de la valeur, est à développer, à destination des métiers, de la fonction financière et de la direction générale.

Mais, pour l’heure, il est demandé aux DSI, et aux systèmes d’information plus généralement, d’expliciter la valeur créée à partir de modèles en vigueur (ROI notamment), en considérant l’importance des volumes d’investissements alloués.

Mais, même dans ce cadre, un tel exercice n’a pas été conduit avec succès, même si des efforts ont été entrepris. Sur un plan analytique, la question de la valeur est complémentaire de celle de la performance, tout en étant dissociée. La valeur a fait l’objet de multiples développements en théorie économique, et l’immatériel se place ainsi au centre des visions développées.

L’approche anglo-saxonne s’y intéresse en raison de l’importance des immatériels dans la valorisation des entreprises, de leur volatilité et des forts risques associés. Dans la vision européenne continentale, l’intérêt pour les immatériels s’explique davantage par une vision philosophique partenariale de la performance et des conditions de création de valeur, davantage que par des considérations purement financières.

Si cette question de la valeur intéresse depuis longtemps les économistes, que peut-on tirer de leurs travaux ?

Ahmed Bounfour Dans le domaine des systèmes d’information, la problématique de l’immatériel est un sujet à la fois ancien et nouveau. Depuis une trentaine d’années, une bonne centaine d’articles ont traité de la valeur du système d’information, au début pour analyser les problématiques liées à la productivité, puis à la dimension organisationnelle.

Les économistes se sont notamment intéressés à la contribution des technologies de l’information à la productivité, à l’analyse concurrentielle, à celle du surplus du consommateur, aux retombées économiques des projets système d’information, aux perspectives organisationnelles et, bien sûr, à l’approche capital immatériel.

La recherche académique a surtout mis en évidence certaines insuffisances et incertitudes. Car il y a débat scientifique sur les liens entre performance d’entreprise et système d’information. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de lien entre les deux, mais des éléments de contingence peuvent intervenir.

La revue des principaux travaux empiriques traitant de cette question complexe et récurrente de la mesure de la performance et de la valeur des systèmes d’information montre clairement une progressivité de la démarche.

À la démarche inputs-outputs de type macroéconomique s’est progressivement ajoutée une approche tournée vers l’intégration d’actifs complémentaires, soit orientée processus, soit orientée ressources spécifiques (humaines, technologiques, organisationnelles).

S’il y a consensus sur l’existence d’une relation de type inputs-outputs, il y a débat sur la possibilité d’un lien entre investissements en technologies de l’information et performance globale de l’entreprise, mesurée par exemple par la valeur boursière ou l’évolution des parts de marché.

S’agissant des modèles développés spécifiquement pour l’analyse du capital immatériel des entreprises, la première génération des modèles a correspondu à la photographie de la situation à un moment donné.

Cette photographie est généralement produite à partir d’indicateurs de dépenses, ou de grilles de jugement, qui retracent des points de vue exprimés par les dirigeants sur leur niveau de performance.

Mais cette première génération n’a pas produit les effets escomptés, en raison notamment de son insuffisante modélisation. Il ne suffit pas de produire des grilles ou des batteries d’indicateurs, il est surtout important que ces derniers soient clairement articulés au sein d’un modèle pertinent et intelligible, autrement dit un modèle correspondant aux nouvelles exigences de l’économie de la connaissance.

Il est donc important d’articuler la dimension photographique de la performance avec une « grammaire » renouvelée de la valeur créée par les entreprises, autrement dit développer une approche dynamique de la valeur créée.

Les modèles les plus avancés décortiquent en effet les mécanismes de création de cette valeur, dans cette perspective. C’est tout l’objet de la méthode IC-dVAL, que j’ai développée et qui est déployée par RCSLab (www.rcslab.org).

Comment définissez-vous le capital immatériel ?

Georges Épinette Les composantes du capital immatériel sont de quatre natures : le capital humain, le capital structurel (pour simplifier, cela correspond à ce qui reste le soir lorsque les collaborateurs ont quitté l’entreprise), le capital organisationnel (c’est-à-dire les processus) et le capital relationnel. Le capital humain peut être schématiquement défini comme un ensemble de connaissances et de routines portées par les cerveaux des membres de toute organisation.

On intègre ici plusieurs composantes : la connaissance tacite, la qualité des équipes, les capacités collectives, la culture interne… Le capital humain est donc une composante essentielle de l’identité de l’organisation. Le capital structurel correspond aux ressources immatérielles autonomes : par exemple les brevets, les marques, les droits de propriété intellectuelle, les logiciels, les procédures…

Le capital relationnel inclut tous les éléments relatifs à la relation clients, ainsi qu’aux relations avec les fournisseurs et partenaires à transactions/coopérations plus ou moins récurrentes. Enfin, le capital organisationnel (renouvellement et développement) inclut pour l’essentiel les capacités d’innovation de l’entreprise.

En Europe spécifiquement, c’est principalement cette typologie qu’ont adoptée les premières entreprises qui ont initié une expérience de reporting et de management du capital immatériel.

Le capital immatériel ne s’identifie-t-il pas au capital organisationnel ?

Ahmed Bounfourr La valeur des systèmes d’information ne peut être correctement mise en évidence que rapprochée de la question du design organisationnel. En effet, la création de valeur par toute technologie n’est effective que si des actifs complémentaires sont maîtrisés, pour l’essentiel de nature organisationnelle.

L’économie de la connaissance se caractérise par la prééminence de la constellation, et de réseaux, par rapport aux ordres hiérarchiques traditionnels. Dans ce contexte, le capital organisationnel apparaît effectivement comme une ressource essentielle à la performance des entreprises. À la chaîne de valeur classique se substitue de plus en plus la constellation de valeurs comme perspective de réflexion.

Quelle est la nature du lien entre le capital immatériel et la gouvernance ?

Georges Épinette Quand on évoque la gouvernance des systèmes d’information, on tend à confondre trois domaines, connexes certes, mais différenciés : la gouvernance des systèmes d’information, qui découle de l’alignement stratégique, la gouvernance de la fonction système d’information, qui définit la manière dont seront mises en œuvre les réponses au point précédent, et la gouvernance de l’IT, qui porte sur les infrastructures et leur évolution.

En réalité, la gouvernance des systèmes d’information est intimement liée à la question de la valorisation du capital immatériel. Cette gouvernance doit se situer à deux niveaux : l’aspect stratégique et l’aspect opérationnel. S’aligner sur la stratégie de l’entreprise et des métiers suppose une acceptation et une appropriation des parties prenantes. Elle suppose aussi un préalable : les problèmes basiques, le fonctionnement au quotidien de l’outil informatique, ne doivent plus constituer une préoccupation majeure.

Pour ce qui relève de la gouvernance, la mise en évidence des règles du jeu, issues de l’alignement avec les objectifs de l’entreprise, permet de démythifier le rôle des DSI.

Elle déplace la problématique système d’information d’une vision « centre de coûts » à celle de création de valeur et de soutien des processus vitaux de l’entreprise. En réalité, en repositionnant les systèmes d’information sur les actions stratégiques, la DSI souhaite « monter d’un cran » en déclinant les rôles et devoirs respectifs des parties prenantes au profit d’une meilleure collaboration au projet.

Grâce à l’explicitation de la valeur créée par les SI, la démarche capital immatériel concerne au premier chef les dirigeants. Dans la méthode IC-dVAL, nous nous sommes ainsi appuyés sur le référentiel Cobit pour décrire la performance et la valeur de chacun des grands processus de gouvernance des SI. Objectif : intégrer le capital immatériel aux actifs de l’entreprise.

Vous considérez l’investissement immatériel comme une « spirale dynamique » : quel en est le mécanisme ?

Ahmed Bounfour Les investissements dans les systèmes d’information sont considérables et représentent par exemple près de 4 % du PIB aux États-Unis. De ce fait, les dirigeants doivent être davantage attentifs à la création de valeur par le système d’information et le pilotage de ce dernier.

Les statistiques montrent donc que les systèmes d’information constituent une composante essentielle et dominante du capital immatériel des entreprises. Aux États-Unis notamment, plusieurs travaux récents ont montré le poids déterminant de l’investissement dans les technologies de l’information et leur complément (les processus organisationnels) dans la forte croissance économique des années 1990, sur le plan macroéconomique, et de la valorisation des entreprises sur les marchés financiers, sur le plan microéconomique.

Cette explosion des investissements complémentaires tend à suggérer l’intérêt de développer une approche combinatoire des investissements immatériels. En effet, au-delà du questionnement de type « quelle est la valeur de l’investissement en équipements informatiques ? », il peut être davantage pertinent de considérer la fonction combinatoire de l’entreprise et de ses ressources immatérielles, en y intégrant pleinement les investissements informatiques.

En considérant cette perspective, les investissements en systèmes d’information apparaîtront comme des actifs complémentaires à d’autres et vice- versa. Autrement dit, une perspective d’un alignement généralisé des investissements dans l’entreprise devient possible, en évitant évidemment les risques de raisonnements circulaires.

Comment les DSI peuvent-ils agir ?

Georges Épinette Les DSI doivent convaincre : convaincre les collaborateurs informaticiens, convaincre les directions métiers, convaincre la direction financière et surtout, convaincre la direction générale et le conseil d’administration. Le terrain est aujourd’hui propice à ce prosélytisme.

En effet, dans beaucoup d’entreprises, l’informatique est passée du « mal nécessaire » à une fonction apte à créer de la valeur. Les dirigeants d’entreprise commencent à comprendre le message. Pour les DSI et leurs collaborateurs, cette approche peut ouvrir sur des perspectives nouvelles et un nouveau positionnement du rôle des SI dans l’entreprise.

En effet, l’évolution des systèmes d’information se réalise dans un contexte de plus en plus universel. Elle suppose de multiples technologies pour des environnements à la fois répartis et hétérogènes. Ce changement s’est accompagné d’une nouvelle approche dans le management des systèmes d’information.

Hormis les orientations technologiques qui, à mon avis, doivent demeurer du seul ressort des DSI, les systèmes d’information ne sont plus conduits de façon quasi régalienne par l’informatique, mais désormais co-managés avec les fonctions métiers. Ainsi, les DSI ont intérêt, surtout en France, à investir sur cette approche de capital immatériel, même si l’approche réclame plusieurs conditions préalables.

On peut noter en particulier une maturité de la DSI autour des bonnes pratiques, une prédisposition de celle-ci à tester une démarche innovante. Ce dernier point n’est pas toujours aisé dans la mesure où les DSI, absorbés par le quotidien, ont parfois le « nez dans le guidon ». L’approche nécessite en outre une bonne connaissance de ses coûts et une qualité de service déjà formalisée.

Pour progresser dans la voie de l’immatériel, le cadre associatif nous semble intéressant, car une DSI ne peut pas être excellente dans tous les domaines, elle ne peut qu’apprendre des autres : c’est la démarche de benchmarking intelligent. En France, contrairement à d’autres fonctions, les DSI sont plutôt en avance, grâce aux efforts entrepris par le Cigref, qui ont notamment abouti à la création du Cercle de l’immatériel.

Quels sont les principes de la méthode IC-dVAL dont vous êtes les initiateurs ?

Ahmed Bounfour IC-dVAL signifie « Intellectual Capital Dynamic Value ». Cette méthode a été déployée par plusieurs membres du Cigref, dans le cadre d’un groupe pilote initié en 2004. C’est une méthode d’analyse économique pour comprendre, modéliser et évaluer le capital immatériel.

Elle est basée sur les acquis de la recherche académique internationale, en particulier sur deux courants importants articulés : la Resource-Based View (RBV) et la théorie des capacités dynamiques de l’entreprise. C’est un modèle intégré d’évaluation de la performance et de la valeur relative du capital immatériel des organisations. IC-dVAL s’inscrit dans une perspective dynamique dans la mesure où elle privilégie les interactions entre les quatre perspectives clés du management du capital immatériel (inputs, outputs, externe, interne).

Pour cela, elle est en parfaite adéquation avec le knowledge management de deuxième génération. Selon cette méthode, les actifs immatériels sont classés suivant quatre catégories : le capital humain, le capital structurel, le capital organisationnel et le capital relationnel. La méthode évalue la « valeur métier » (chaîne de valeur de l’entreprise) et la « valeur marché » du système d’information (chaîne de valeur de la DSI comparée aux meilleures performances du marché).

Cette valeur est calculée en euros, ce qui est fort important pour le DSI, dans la mesure où celui-ci est désormais dans une position d’explicitation de la valeur qu’il crée. Dans une perspective managériale, la méthode établit par ailleurs des indicateurs de performance partiels (IPP) et un indicateur de performance global (IPG).

La valeur métier renvoie notamment au problème de l’alignement stratégique (suis-je aligné avec la stratégie globale de l’entreprise ?). La valeur marché répond à la problématique de la valeur financière (suis-je aussi performant que le marché ? et accessoirement, combien je vaux ?). Concrètement, cette valeur marché permet de suivre et de contrôler les investissements en actifs immatériels de la DSI.

Les IPP sont définis pour trois dimensions du capital immatériel : les ressources et compétences, les processus et les outputs (réputation…). Un indice synthétique permet d’apprécier la performance globale de la DSI. Il est calculé sur la base de plusieurs autres indices et est souvent utilisé pour le calcul de la « valeur dynamique du capital intellectuel ». Ainsi, pour chaque indice, il sera possible de définir des écarts tels que le niveau d’atteinte de l’objectif pour un plan stratégique de trois ans et le niveau de performance relative par rapport à l’idéal type.


Les dimensions du capital immatériel

« Nos économies ne sont pas encore organisées pour libérer le potentiel de l’immatériel », affirmait Bruno Ménard, président du Cigref (Club informatique des grandes entreprises françaises) lors d’un colloque organisé en avril dernier sur ce thème par l’association.

L’immatériel peut se définir, selon Pascal Le Goff, président de l’Afope (Institut de l’organisation en entreprise) comme « l’aptitude à mettre en œuvre des processus créateurs de valeur en coordonnant les ressources et les compétences pour atteindre des objectifs définis et planifiés s’inscrivant dans la stratégie de l’entreprise ».

Celui-ci distingue six dimensions pour caractériser l’immatériel, à la jonction entre le capital humain, le capital organisationnel et le capital de connaissances : la cohérence organisationnelle, la flexibilité, la coopération, l’orientation processus, l’innovation organisationnelle et l’apprentissage organisationnel

Reste à le mesurer. Comme le souligne Marie-Noëlle Gibon, qui a piloté les systèmes d’information de La Poste et engagé, pendant six mois, une démarche IC-dVAL, « le capital immatériel est à la base du processus de création de valeur ». Objectif de La Poste : accroître la valeur de son capital immatériel de plus de 20 % à l’horizon 2012.

Au Pôle Emploi, qui a également engagé une démarche IC-dVAL, l’objectif était de valoriser le patrimoine dans le cadre de la fusion entre l’Unédic et l’ANPE.

« Nous avons lancé une chantier de valorisation du système d’information en nous basant, d’une part, sur la valeur de remplacement du patrimoine applicatif et, d’autre part, en utilisant la méthode IC-dVAL pour mieux représenter la performance de la DSI de l’Unédic et sa valeur », explique Daniel Urbani, DSI du Pôle Emploi.

Une méthode qui permet de « fournir un cadre analytique pour expliciter la performance, et relier les éléments de performance, avec des indicateurs spécifiques, à des éléments de valorisation, selon trois axes : les processus, les ressources et les outputs », précise Daniel Urbani.

Pour Omar El Sawy, professeur en systèmes d’information à l’université de Californie du sud, mesurer les impacts des systèmes d’information sur la compétitivité des entreprises suppose de prendre en compte trois types de capacités : les capacités opérationnelles (exécution au quotidien), les capacités dynamiques (reconfiguration des activités existantes pour s’adapter) et les capacités d’improvisation (capacité à se reconfigurer de manière spontanée) : « Les capacités dynamiques sont en général les plus déterminantes, même dans des contextes de faibles turbulences économiques mais, en temps de crise, les capacités d’improvisation deviennent le premier facteur d’influence pour reconfigurer les opérations existantes », précise Omar El Sawy.