Les marchands d’attention, ou comment capter la valeur dans les cerveaux

Les GAFA l’ont bien compris : l’enjeu, pour valoriser leurs business modèles, consiste à mobiliser le plus longtemps possible l’attention des internautes pour les exposer aux messages publicitaires.

Evidemment, cette préoccupation n’est pas nouvelle, elle a toujours été à la base des techniques de marketing et de publicité, apparues au XIXème siècle dans le monde de la presse, puis pour des opérations de propagande en temps de guerre et avec l’apparition de l’industrie de la publicité au milieu du XXème siècle aux Etats-Unis, où les investissements publicitaires ont été multipliés par dix entre 1920 et 1930. Tim Wu, professeur à l’université de Columbia, montre dans cet ouvrage comment la publicité et ses pères fondateurs ont pu démontrer que l’on pouvait « conquérir le temps et l’espace » et comment les artisans de la propagande ont systématisé le principe redoutablement efficace de répéter inlassablement des idées simples.

L’essor de la télévision a également contribué à monopoliser l’attention : seulement 7 % des ménages américains étaient équipés en 1950, mais 72 % six ans plus tard. Un record d’attention a d’ailleurs été battu à cette époque et n’a jamais été atteint depuis : la première apparition d’Elvis Presley sur CBS, en septembre 1956, a généré une part d’audience de 82,6 %. « Il y a deux moyens principaux pour capter l’attention : proposer quelque chose que la concurrence n’a pas ou investir des espaces jusqu’alors préservés », note Tim Wu, d’où le développement de programmes télévisés le matin et tard le soir.

Quand le clic ringardise la pub télé

Mais le Web et les réseaux sociaux ont rendu encore plus visible cette exigence de capter l’attention, par définition une ressource rare. Le numérique a introduit, après la télévision, le second écran (le PC) et le troisième (le smartphone). Et bien sûr l’e-mail, vecteur privilégié pour capter l’attention des consommateurs. « Cela a démontré à quel point la conquête de l’attention a été incomplète, même jusque dans les années 1960 et avec la télévision », souligne Tim Wu. Les business modèles basés sur le clic ont en partie ringardisé les approches traditionnelles de la publicité à la télévision…

On l’a vu avec le succès des AOL, Compuserve et Prodigy, qui ont, assure Tim Wu, « compris que le meilleur moyen d’inciter les individus à passer plus de temps sur leur ordinateur consistait à leur proposer une expérience sociale dans le cyberespace, ce qui, auparavant, passait pour de la science-fiction. »

Les cerveaux bombardés d’informations

L’enjeu est de jouer sur « l’attention automatique » (les instincts les plus basiques), par opposition à « l’attention contrôlée », beaucoup plus difficile à maîtriser. « A chaque instant d’une journée, nous sommes bombardés d’informations et tous les organismes complexes, en premier lieu le cerveau humain, souffrent de cette inflation de données », estime Tim Wu, qui rappelle les principes des neurosciences.

Le cerveau se défend contre le bombardement d’information par un arbitrage permanent. « Le problème est que notre capacité à ignorer une information se trouve compensée par le fait que l’on dit toujours être attentif à quelque chose : si l’on considère que l’attention est une ressource, elle doit toujours être dépensée, on ne peut pas la stocker pour plus tard. »

Le principe est donc, rappelle l’auteur, « que la publicité ne doit pas inciter à faire un choix, mais à montrer qu’il n’y a pas d’autre choix », approche utilisée par les grands noms, tels que Coca-Cola, Camel ou Harley-Davidson. Jusqu’à créer un « culte du produit, de sorte que les consommateurs ne puissent plus être influencés par d’autres informations, comme l’ont fait Apple, Hermes ou Porsche en voulant s’immuniser contre leurs concurrents. »

Aujourd’hui, tout le monde veut devenir une marque, sur Facebook ou Twitter, et capter une partie de l’attention des autres. « Le système de followers de Twitter est une redoutable innovation », assure Tim Wu, qui estime que les écrans sont les miroirs du narcissisme, comme le montre le succès d’Instagram.

Une redoutable addiction numérique

Il peut évidemment y avoir des dérives, elles sont inhérentes aux modèles des « marchands d’attention » : « Il est difficile d’imaginer qu’un business avec une promesse simple et attirante (échanger l’attention des individus contre des services gratuits) puisse décliner. Mais cette industrie, comme beaucoup d’autres, a besoin de croissance constante et, de fait, les règles du jeu évoluent en permanence, à notre désavantage, en nous demandant plus d’attention contre moins de services gratuits », diagnostique Tim Wu.

Pour l’auteur, il convient de rester très vigilant, « certains excès ne sont pas éradicables par des lois. » Car le cycle est infernal : « Bien qu’il soit aisé de prêcher pour le contrôle par les individus de leur temps d’attention, c’est très difficile à appliquer, tant la tentation de consulter ses e-mails et les notifications des réseaux sociaux reste grande. Cette difficulté reflète des années de conditionnement et la détermination des marchands d’attention de maximiser, par tous les moyens, le temps que les individus passent avec eux », déplore l’auteur.

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The attention merchants, the epic struggle to get inside our heads, par Tim Wu, Atlantic Books, 413 pages.