Les paradoxes de la création de valeur

« La création de valeur » est probablement l’expression désormais la plus usitée dans les entreprises. C’est devenu « le mantra de l’entreprise du XXIe siècle », affirme l’auteur de cet excellent ouvrage, Geneviève Féraud, maître de conférences à l’Institut d’administration des entreprises d’Aix-en-Provence, qui rappelle la règle d’or de la stratégie : « Le plus important n’est pas la technologie, mais son application, et pas les opinions des spécialistes et experts de l’entreprise, mais les perceptions des clients. »

La valeur d’un produit est ainsi décrite par six caractéristiques : la fonctionnalité, la qualité, le prix, la temporalité, l’image et la relation. Dans la mesure où la part des composants informationnels dans les produits augmente, cela signifie que « pour produire plus de valeur pour le client, il est en général plus facile et moins cher d’augmenter la part de composants informationnels d’un produit plutôt que d’en augmenter ou d’en modifier la part de composants substantiels ».

En d’autres termes, explique l’auteur, il est préférable, au lieu de comprendre ce que veut le marché et de développer l’informatique pour le satisfaire, « de miser sur l’informatique pour améliorer les produits, en créer d’autres, améliorer la chaîne de valeur, voire créer des modèles de chaîne de valeur auxquels personne n’a jamais pensé ».

Cela suppose d’identifier les endroits de la chaîne de valeur où le système d’information est le plus potentiellement contributeur. Si ce principe paraît simple, il est plus complexe à mettre en œuvre, du fait de l’état des relations entre les différentes parties prenantes dans l’entreprise.

Stratégies technologiques, l’informatique au cœur des entreprises, par Geneviève Féraud, Economica, 2009, 128 pages.

L’auteur examine ainsi les relations et les positions de trois groupes d’acteurs dans l’entreprise, dont les intérêts sont différents : les informaticiens, les utilisateurs et la direction générale. « Les informaticiens seront en général prioritairement intéressés par l’excellence technologique des solutions qu’ils présentent, alors que les utilisateurs sont focalisés sur les spécifications des développements qu’ils attendent, et que les directions générales regardent avant tout les coûts. »

Quant aux relations entre les DSI et les DG, l’auteur note que ce sont des relations à trois car « le directeur financier n’est jamais bien loin », même si « il n’y a aucune raison pour que des activités à vocation technologique, en relation avec la totalité de l’entreprise, soient nichées au sein de la direction financière ». Une situation qualifiée de « aussi inadéquate que dangereuse ».

Tout comme la qualité des produits, qui est avant tout une affaire de perception, le rôle des DSI répond au même principe : « Les perceptions peuvent avoir plus d’importance que la réalité objective,et les informaticiens, qui croient vivre dans un monde objectif et rationnel, ne sont pas préparés à gérer cette situation », assure Geneviève Féraud.

Cela génère des difficultés dans le processus de prise décision. Généralement, la qualité d’une décision repose sur plusieurs paramètres : la pertinence technique, le temps nécessaire pour la formuler, la méthode employée pour y aboutir (choix majoritaire, avis d’expert ou consensus) ainsi que l’adhésion de ceux qui la mettent en œuvre.

« Très souvent, les DSI se concentrent majoritairement sur le premier critère, et légèrement sur le deuxième, ignorant le plus souvent les deux derniers. » Pour l’auteur, l’état de maturité des relations entre les DSI et les DG revient à répondre à la question suivante : combien de temps un DG consacre-t-il aux systèmes d’information ? « En deçà de 15 % de son temps, l’entreprise a peu de chances de réaliser son plein potentiel technologique. »

Et à supposer que les DG consacrent suffisamment de temps aux systèmes d’information, ils sont tentés d’enfermer les DSI dans une situation « quadruplement paradoxale, tant les objectifs qu’on leur demande d’atteindre simultanément paraissent parfois antinomiques ».

Il s’agit de réaliser l’intégration des technologies en dotant l’entreprise de la flexibilité maximale, de mettre en œuvre des applications à grande vitesse, tout en réalisant des coupes dans les budgets de développement, et de jouer un rôle dans la formulation de la stratégie de l’entreprise tout en rendant compte à un directeur financier qui ne perçoit pas toujours l’informatique comme stratégique.

Et, enfin, les DG demandent aux DSI d’innover en permanence « tout en consacrant leur journée à éteindre les incendies, et devant la nature schizophrène de la tâche, certains renoncent… ».

La position hiérarchique du DSI dans l’organisation est révélatrice de la maturité des systèmes d’information. L’auteur reprend quatre niveaux principaux, du DSI « isolé » au DSI « intégré ».

Au premier niveau, la fonction de SI est perçue comme essentiellement technique, avec peu de relations avec les directions métiers et une contribution minime du système d’information, se limitant à la messagerie et à la bureautique.

En montant d’un cran, on trouve les DSI dans une position réactive. « C’est la situation de beaucoup d’entre eux dans leur rôle de pompier consacré à éteindre les incendies, décrit l’auteur.

Dans ce cas, le DSI répond, à court terme, aux problèmes et aux demandes venant des fonctions utilisatrices, mais n’a jamais le temps ni la possibilité de formuler des stratégies à long terme. » Le niveau supérieur est déjà plus confortable : le DSI devient alors proactif. « La fonction technique génère de nombreuses idées et conduit l’innovation. »

Quant au cas idéal, c’est celui dans lequel la fonction SI devient intégrée. Et le DSI qui devient DG ? L’auteur n’y croit pas : « Au-delà du contenu technique de sa fonction, le DSI rencontre très souvent un problème de positionnement et de statut. Les DSI ne sont que rarement promus DG, ce qui peut paraître un comble quand on sait que leur fonction est une des rares qui soient vraiment transversale et qui leur donne une connaissance parfaite de toutes les activités de l’entreprise. »

Dans ces conditions, la mission de création de valeur du DSI et du système d’information reste difficile, à moins que le DSI ne devienne un être hybride. Et encore… Ainsi, pour l’auteur, ces managers hybrides parviennent difficilement à réaliser cet équilibre parfait entre deux domaines de compétences.

Pire : « On ne demandera pas nécessairement à un directeur de la comptabilité ou à un directeur de la qualité de connaître parfaitement toutes les activités de l’entreprise, alors pourquoi l’exige-t-on du DSI ? » Bonne question…


Dix autres idées à retenir

  1. Il ne faut pas confondre le niveau de ROI d’un investissement informatique et le niveau de fiabilité de l’estimation de ce ROI.
  2. Il y a une certaine ironie à récompenser d’excellents experts en leur confiant des responsabilités de management, c’est-à-dire en les mettant dans des situations inhabituelles, aux antipodes de ce qu’ils apprécient.
  3. Les informaticiens sont intéressés par la variété des tâches qu’ils ont à accomplir et par l’innovation technologique, ce qui ne signifie pas qu’ils seront automatiquement favorables au changement.
  4. Les problèmes apparemment technologiques ne sont jamais purement technologiques : ils sont avant tout humains.
  5. La gravité des problèmes de développement stratégiques auxquels se heurtent les entreprises est inversement proportionnelle à l’implication des équipes informatiques dans la planification stratégique.
  6. Si l’influence majeure est du côté des utilisateurs, on risque d’assister à une prolifération de fournisseurs qui fera exploser les coûts de maintenance.
  7. Le seul moyen d’éviter aux technologies de rupture de se fracasser sur les remparts bureaucratiques de la citadelle organisationnelle est de les gérer de façon spécifique. Mais encore faut-il pouvoir les détecter et les reconnaître.
  8. Une des caractéristiques récurrentes des entreprises de culture technologique est qu’elles ont tendance à faire de la technologie pour l’amour de la technologie. Cela s’applique également aux TIC dans les entreprises.
  9. On ne mettra jamais assez en garde les entreprises contre les problèmes engendrés par la fidélité culturelle à une technologie.
  10. La cohérence est obtenue en automatisant quand l’entreprise poursuit un objectif stratégique de réduction des coûts et en informatisant lorsqu’elle poursuit un objectif stratégique d’augmentation de la qualité.