Les ressorts du leadership technologique

Quels sont les facteurs qui expliquent qu’un fournisseur devient leader et le reste ? Très peu dépassent la barre du milliard de dollars de chiffre d’affaires. Ceux qui l’atteignent ont su trouver les bons relais de croissance, s’inspirer des meilleurs, maîtriser le temps et équilibrer leurs portefeuilles de solutions.

Lorsque ces paliers sont atteints, il est très difficile, et surtout très long, de déloger les leaders. Un grand cabinet d’analyse américain a mené une enquête auprès de managers IT pour savoir qui seraient les leaders technologiques à l’horizon 2020 (Voir Best Practices Spotlight, n° 19, 4 mai 2015). Sur le marché des matériels, HP, Cisco et Dell devanceraient nettement IBM. Pour les applications, on trouve Oracle, IBM, Microsoft, HP et SAP. Pour le cloud, IBM, Oracle, Cisco et HP se détacheraient face à Amazon, Microsoft ou Google. Côté sécurité, les acteurs considérés comme des leaders en 2020 sont Cisco, IBM, Oracle, HP, loin devant les spécialistes, tels que McAfee ou Symantec. Et pour la mobilité, les principaux leaders identifiés sont IBM, Cisco, HP, Dell, Microsoft et Google.

Cette hiérarchie des acteurs relève, bien sûr, de la perception personnelle, tant il est bien difficile d’affirmer qui sera vraiment leader à un horizon de cinq ans. Il est tout aussi difficile d’affirmer que tel ou tel leader d’aujourd’hui se verra détrôner à court terme. En effet, l’émergence de challengers prend du temps et reste très aléatoire, comme le montre l’exemple du marché des logiciels. McKinsey a publié, en avril 2015, une intéressante étude portant sur plus de 3 000 éditeurs de logiciels, sur la période 1980-2013 (1). Il en ressort que seulement 3 % des éditeurs atteignent, un jour, la barre du milliard de dollars de chiffre d’affaires. Et ce n’est que la première marche pour engranger plusieurs milliards, objectif aussi ardu à atteindre. Sur les 3 197 entreprises étudiées par les consultants de McKinsey, seules 19 (soit 0,5 %) ont dépassé la barre des quatre milliards de dollars de revenus, dont CA Technologies, Microsoft, Facebook, Google, Oracle, Saleforce, SAP, Symantec, VMWare, Yahoo…

Selon McKinsey, quatre facteurs expliquent la longévité et la croissance d’un éditeur de logiciels. Le premier réside dans le fait qu’une entreprise a toujours besoin d’une « seconde vie », donc de relais de croissance sur des marchés connexes : à l’issue d’une première phase de forte croissance, une start-up se heurte souvent à un mur, par exemple une maturité de son marché ou un environnement économique dégradé, qui empêchent l’éditeur de conserver le même rythme de croissance. D’autant qu’il est toujours très difficile, pour n’importe quelle entreprise, de maintenir, dans la durée, des taux de croissance à deux chiffres.

Second facteur explicatif : l’émulation des meilleurs que soi, qu’il agisse des aspects technologiques, de l’originalité des business models ou des méthodes de commercialisation. Cela conduit, par exemple, à explorer des marchés connexes (passer du moteur de recherche au marketing, pour Google), à procéder à des acquisitions (comme l’ont fait Oracle et SAP) ou à donner une nouvelle dynamique à son marché d’origine (comme Salesforce avec force.com, sa plateforme de développement d’applications).

Troisième élément important : la maîtrise du temps. Aller trop vite conduit à disperser ses ressources financières et humaines. Aller trop lentement rend plus hypothétique le retour à une croissance rapide et présente le risque de se faire dépasser par des concurrents plus agiles, on le voit dans la mutation du marché des logiciels vers le cloud : les éditeurs qui n’ont pas pris ce virage, ou qui ont trop tardé, perdent des parts de marché.

Enfin, la longévité et la performance d’un éditeur de logiciels s’expliquent par un bon équilibre du portefeuille de solutions. Il s’agit d’éviter de se lancer sur un marché sans avoir les capacités de dégager des ressources et des compétences suffisantes. Autrement dit, il faut trouver le bon compromis entre, d’un côté, les opportunités offertes par un nouveau marché et, d’un autre côté, la maîtrise du métier d’origine. Lors de la première vague Internet, à la fin des années 1990, la non-maîtrise de cet équilibre a conduit de nombreuses start-up à la faillite, attirées vers ce qu’elles croyaient être un eldorado, mais sans la maturité nécessaire pour réussir.

Ces quatre éléments s’appliquent non seulement aux éditeurs de logiciels, mais également à tous les acteurs des technologies de l’information. On peut l’observer par exemple avec IBM (lire page 8 et 9) qui, tout au long de son histoire, a mis en œuvre ces quatre principes : chercher un second souffle dans les services, jouer sur la croissance externe, arriver au bon moment sur un marché (les PC notamment) et recomposer son portefeuilles d’offres (abandon des semi-conducteurs, des PC et, plus récemment, des serveurs x86 au chinois Lenovo, renforcement dans le conseil avec PWC Consulting, le décisionnel avec Cognos et SPSS, les solutions marketing avec Unica). Au total, IBM a procédé à plus de 130 acquisitions depuis 2000. Ces orientations stratégiques lui ont d’ailleurs permis de se maintenir à la première place des acteurs mondiaux des technologies de l’information (voir tableau), même si, aujourd’hui il est largement dépassé, en chiffre d’affaires par Apple, et, en capitalisation boursière, par Google ou Microsoft.

Malgré quelques invariants (la longévité d’IBM et d’HP en tête des classements des acteurs les plus puissants depuis des décennies) et la rotation des fournisseurs (dont beaucoup ont disparu et dont beaucoup ont émergé, surtout depuis la banalisation d’Internet), le mouvement de recomposition auquel on assiste s’apparente à la destruction créatrice popularisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950), dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie, publié en 1942 et dont les principes sont toujours d’actualité. Que nous disait-il ? « L’ouverture de nouveaux marchés révolutionne incessamment, de l’intérieur, la structure économique, en détruisant continuellement des éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. »

Joseph Schumpeter explique également que cette destruction créatrice constitue « la donnée fondamentale du capitalisme ; toute entreprise doit, bon gré mal gré, s’y adapter. Nous avons affaire à un processus dont chaque élément ne révèle ses véritables caractéristiques et ses effets définitifs qu’à très long terme. » Joseph Schumpeter en tire deux conséquences. La première : « Il est vain d’essayer d’apprécier le rendement de ce système (capitaliste) à un moment donné, mais on doit juger son rendement à travers le temps, tel qu’il se déroule sur des dizaines ou des centaines d’années. » Second enseignement : « Chaque mouvement de la stratégie des affaires ne prend son véritable sens que par rapport à ce processus et en le replaçant dans la situation d’ensemble engendrée par lui. » Dans ce contexte, le rôle de l’entrepreneur est clair : il doit, explique Schumpeter, « réformer ou révolutionner la routine de production en exploitant une invention ou, plus généralement, une possibilité technique inédite (…). C’est à cela que l’on doit primordialement attribuer la responsabilité des prospérités récurrentes qui révolutionnent l’organisme économique, ainsi que des récessions, non moins récurrentes, qui tiennent au déséquilibre causé par le choc des méthodes ou produits nouveaux. »

Il est donc probable que, dans le classement des fournisseurs les plus puissants en 2020, figureront encore IBM, Oracle, Microsoft et SAP, sauf changement stratégique majeur, qui se traduirait par le retrait de certains marchés, ou l’apparition d’un challenger très gourmand en acquisitions. L’histoire des technologies de l’information nous enseigne qu’il est non seulement très difficile de rattraper les plus gros, mais que, surtout, c’est très long.

Certes, il ne faut pas accorder une confiance excessive au principe « Too big to fail » (trop gros pour disparaître), il ne s’est pas appliqué dans d’autres secteurs (la banque, lors de la crise des subprimes, ou le transport aérien, par exemple). Il peut survenir pour les acteurs des technologies de l’information et certains souffrent déjà, par exemple HP. Il était le deuxième mondial, derrière IBM, au milieu des années 1990 et encore la huitième capitalisation mondiale des acteurs IT en 2009, selon le Global Top 100 de PWC. Mais HP ne figure plus dans le Top 100 mondial des plus grosses capitalisations boursières, tous secteurs confondus, alors qu’il y apparaissait à la 45ème place en 2009…

(1) « Grow fast or die slow: Pivoting beyond the core », avril 2015, McKinsey.com

Les leaders IT mondiaux depuis quarante ans
Rang En 1975 En 1985 En 1996 En 2014
1 IBM IBM IBM Apple
2 Burroughs DEC HP Google
3 Honeywell Sperry Univac Fujitsu Microsoft
4 Sperry Rand Fujitsu NEC IBM
5 Control Data Burroughs Compaq Oracle
6 NCR NCR EDS Facebook
7 Bull NEC DEC Tencent Holdings
8 DEC Control Data Hitachi Qualcomm
9 ICL HP Toshiba Intel
10 Nixdorf Siemens Microsoft Cisco
Classements selon le chiffre d’affaires, sauf pour 2014 (capitalisation boursière).
Sources : McKinsey, Reports on the computer industry, 1991, 1997. PWC : Global Top 100 Companies by market capitalization, mars 2014.

 

Les dix formes de leadership d’un acteur technologique
Domaine de leadership Expression du leadership
Technologique Inventions et brevets
Processus Simplification et efficience
Usages/business modèles Identification et satisfaction des besoins latents
Commercial Tarification et personnalisation
Logistique Rapidité et fluidité
Stratégique Clarté et focalisation
Organisationnel Autonomie et agilité
Innovation Collaboration et innovation ouverte
Managérial Talent et « empowerment »
Personnel Inspiration et influence du dirigeant
Source : Best Practices Systèmes d’Information.

 

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IBM a toujours traversé les crises… jusqu’à présent

IBM aussi a été une start-up. Mais une start-up qui a failli ne jamais voir le jour. La PME, connue au début du siècle sous le nom de Computing Tabulating Recording (CTR) et qui deviendra IBM en 1924, n’allait pas très fort. Le business des balances commerciales, des machines à trancher viandes et fromages, des tabulatrices et autres enregistreurs de temps, n’avait rien d’un eldorado. Heureusement, un certain Thomas Watson Sr, vendeur de pianos et de machines à coudre dans sa jeunesse, puis directeur des ventes de NCR, devient directeur général de CTR en 1914. À l’époque, pas besoin de capital-risque, Watson fonctionne à l’affectif et au charisme pour redresser le moral de ses troupes : pique-nique, fanfare et compétitions sportives deviennent courants. Côté business, les gammes de produits s’élargissent, notamment, en 1920, avec une calculatrice imprimante, révolutionnaire pour l’époque. Dans sa communication, l’entreprise ne craint pas d’en rajouter. « Nous sommes en meilleure position que quiconque sur Terre », lance Watson en 1920 devant ses cadres. CTR adopte un slogan qui pourrait s’appliquer aujourd’hui à n’importe quel fournisseur : « Plus vous dépensez pour réaliser votre business, moins vous pouvez tolérer le gaspillage. » Watson avait une vision claire de ce que devait être un bon commercial : soigner sa présentation, connaître ce dont on parle et rechercher la vente (au lieu de rester assis à son bureau…) : « Le temps productif est celui que vous passez avec un prospect », répétait-il à ses troupes. Et surtout, pérenniser les relations. « Le soleil ne se couche jamais sur les produits IBM », rappelait Thomas Watson.

Et ça marche, y compris au niveau international. Même la grande crise des années 1930 n’a pu enrayer la croissance d’IBM. En 1929, année noire pour l’économie mondiale, IBM se permet de verser un dividende de 5 % à ses actionnaires. Et le marché était là : la mécanisation ne touchait que 2 % des entreprises. Lorsqu’il l’apprend, Thomas Watson s’exclame : « 2 % ? Pensez au travail qui nous attend ! » La production s’est poursuivie au même rythme. Et le gouvernement américain confia à IBM ce qui constituait, à l’époque, la plus grande opération de mécanisation : la gestion des fiches de 26 millions d’américains à la suite de la promulgation du Social Security Act de 1935.

Résultat : en 1939, IBM pèse 38 millions de dollars avec 11 300 salariés dans 79 pays. Une implantation internationale qui entraîna la création d’IBM World Trade Corp., en 1949. Avec l’utilisation des tubes électroniques et, surtout, du transistor, on allait pouvoir passer aux choses sérieuses. Sans surprise, en 1952, le gouvernement fédéral attaqua IBM au titre de la loi antitrust (IBM dût accepter de vendre ses machines et non plus seulement de les louer). Durant toutes les années 1950, IBM a parachevé son internationalisation, jusqu’à 87 pays. En 1964, IBM lança son 360 et le magazine américain Fortune titra « IBM parie cinq milliards de dollars ». Banco gagné pour Thomas Watson, qui quittera son poste de PDG en 1971.

De procès antitrust en procès antitrust (en tout une vingtaine entre 1973 et 1980, qu’IBM a tous gagné), Big Blue continue à peaufiner son offre (le 4300, les améliorations des 370, la puce 64 k, l’architecture SNA), sous la direction de Franck Cary, de John Opel, puis de John Akers après 1985. Pourtant, à la fin des années 1980, IBM a été très attaqué. D’une part, du côté des serveurs, sa part de marché mondiale mini et mainframes qui atteignait 37 % en 1986, est descendue à 28 % en 1991. D’autre part, sur le front des PC et des stations de travail, où pendant la même période, le poids d’IBM est passé de 29 % à 17 %. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir investi en technologie : IBM dépensait, à la fin des années 1980, environ six milliards de dollars par an pour sa R&D. Aucune autre grande entreprise au monde ne pouvait en dire autant. Pourtant, sur le segment des grands systèmes, le marché ne progresse plus et l’évolution lente des architectures 370 a laissé une porte ouverte aux japonais, en particulier Fujitsu et Hitachi, dont les cycles d’amélioration des produits étaient plus courts que ceux d’IBM. Sur le créneau des minis, avec l’AS/400, il a fallu ferrailler contre Sun et HP. Quant au marché des PC, ce fut encore plus rude, avec l’agressivité de Compaq et des autres fabricants de PC. À cette époque, IBM a vraisemblablement été victime de ses pesanteurs culturelles et organisationnelles. Le symbole d’excellence, de solidité et de stabilité est devenu lourd à garantir. À cela s’ajoutait l’emploi à vie et la fâcheuse tendance à élaborer de belles stratégies sur de luxueux slides, mais à peiner à les mettre en œuvre sur le terrain.

Pourtant, à la fin des années 1980, le Wall Street Journal, célébrant son centième anniversaire affirmait : « Un futurologue devrait travailler dur pour mettre au point un scénario dans lequel IBM ne prendrait pas part aux révolutions technologiques de la prochaine décennie. »

Big Blue a failli rater le coche. Heureusement, en 1993, Louis Gerstner arrive comme un chevalier blanc. Au programme : restructurations et mises en avant des services et des logiciels. IBM dans les services ? Ce n’est vraiment pas nouveau. Une publicité parue en 1949 l’annonce clairement : « IBM means Service ». Seule différence : le mot service ne prenait pas de « s » à l’époque. Résultat de la méthode Gerstner : en 1995, IBM dégage un bénéfice de 4,1 milliards de dollars et un chiffre d’affaires de 71,94 milliards de dollars, en progression de 12 %. Du jamais vu depuis cinq ans ! Le revers de la médaille fut une modification du poids des différentes activités du constructeur : moins de matériels, davantage de services. À la fin des années 1990, la part des services (hors maintenance) a atteint 29 % du chiffre d’affaires (contre moins de 25 % en 1997). Le cap du tiers des revenus sera dépassé en 1999.

Aujourd’hui, la situation apparaît plus difficile, sur fond de rumeurs de vastes suppressions d’emplois qui porteraient sur un quart de l’effectif. Le chiffre d’affaires 2014 a baissé de 5,7 % (92,7 milliards de dollars, soit le niveau de 2006) et même de 16,8 % dans les ventes de systèmes. Pour le premier trimestre 2015, c’est croissance zéro, les ventes de matériels compensent la décroissance dans les logiciels et les services, alors que le marché mondial continue de progresser. Est-ce à dire qu’IBM se trouve condamné à plus ou moins long terme ? L’histoire montre que le groupe a toujours su s’adapter, même si, aujourd’hui, il affronte des concurrents bien plus redoutables et agiles qu’au XXème siècle. Le fait que les managers IT voient encore IBM comme un leader technologique à l’horizon 2020 est plutôt encourageant…