L’homme et le processus sont-ils compatibles ?

Peut-on faire cohabiter innovation, agilité et rigidité des processus ? Les dirigeants d’entreprises ont débattu de cette question lors de la dernière université d’été du Medef. Poussées par une recherche de qualité, les entreprises se sont peu à peu appropriées la notion de processus et l’ont fait rentrer dans leurs pratiques de management.

Si, au départ, il s’agissait surtout d’organiser la production, les processus et leurs déclinaisons (normes, procédures et autres référentiels) se retrouvent aujourd’hui à tous les niveaux et dans tous les domaines, l’informatique ne faisant pas exception, bien au contraire. Néanmoins, de plus en plus de voix se font entendre pour critiquer le peu de marge de manœuvre que ces processus laissent aux employés et la déshumanisation du travail qu’ils entraînent.

Lors de l’Université d’été du Medef, les 27 et 28 août 2014, les dirigeants d’entreprises ont néanmoins souhaité débattre de cette notion. La rigidité apparente des processus semble en effet difficile à concilier avec l’innovation et la créativité, vitales dans un marché où des concurrents peuvent surgir de toutes parts.

A l’heure où les experts du management prônent un recentrage sur l’humain et une revalorisation de l’expérience individuelle, à la fois pour libérer les idées et renforcer l’implication, qu’en pensent donc les dirigeants d’entreprise ?

Les entreprises, handicapées des méthodes ?

Pour Fabrice Bonnifet, directeur développement durable du groupe Bouygues, deux ingrédients sont essentiels pour atteindre l’excellence opérationnelle : une vision partagée et des méthodes. S’il estime que, globalement, « en France, nous sommes des handicapés des méthodes », il souligne néanmoins que « certaines entreprises parviennent à exceller en ne confondant pas rigueur et rigidité : si une règle n’est plus adaptée, elles la font évoluer. »

Sa philosophie en la matière est « la liberté du comment » : il faut laisser aux collaborateurs la liberté de changer le processus si celui-ci ne convient pas. « Il importe également de lutter contre toute forme de bureaucratie, qui sclérose l’entreprise », assène-t-il. « Aujourd’hui, on établit des règles pour 3 % des collaborateurs, alors que les 97 % restants n’en ont pas besoin. » Enfin, il est essentiel, pour lui, d’utiliser les capacités d’innovation des collaborateurs et de les mettre en œuvre le plus vite possible, en passant de l’idée à l’action sans trop formaliser. « L’excellence opérationnelle se ne décrète pas, c’est avant tout un comportement managérial qui doit donner l’impulsion en poussant les collaborateurs à prendre des risques. »

Philippe Bertrand, président du directoire des Aéroports de Lyon, relève tout d’abord qu’« un aéroport déteste la prise de risques. » Dans son contexte, « il faut aller chercher la qualité perçue par les clients. » Néanmoins, lui aussi n’a pas hésité à impliquer ses salariés lors de la mise en place d’un plan de transformation à cinq ans. « Afin de décliner ce plan, nous avons échangé avec 150 collaborateurs sur un effectif total de 500. »

Un représentant du secteur industriel, Gildas Sorin, ancien PDG de Novaled, indique que, pour lui, « la qualité passe par des détails très simples », prenant l’exemple des toilettes de l’aéroport de Singapour. « La qualité n’est pas que dans le produit et la livraison », a-t-il ajouté, « il s’agit aussi de qualité opérationnelle. » L’enjeu est alors de concilier la flexibilité qui fait la force d’une PME avec la rigueur qu’attendent les clients, ce qui passe notamment par le développement du « leadership » des collaborateurs.

« Tous les ans, 30 à 40 % d’entre eux analysent les différentes activités de l’entreprise pour identifier ce qu’ils peuvent faire de mieux et améliorer la valeur perçue par le client. » Ces changements ne reposent pas forcément sur des outils, l’attitude entrant également en jeu. Gildas Sorin cite ainsi le cas d’un hôpital américain en difficultés financières, qui a réussi à se redresser en travaillant sur ce point : « L’employé chargé de l’entretien électrique des chambres passait régulièrement voir les patients pour leur demander si tout allait bien. » Pour lui, « même si l’entreprise n’est pas une démocratie, il est important que les collaborateurs se sentent partie prenante et que leurs suggestions soient écoutées, même sur les aspects les plus pragmatiques. »

Sans industrialisation, pas d’innovation ?

Jakob Haesler, directeur général et fondateur de Tiny Clues, éditeur de logiciels spécialisé dans l’analyse prédictive, privilégie l’industrialisation : « En tant qu’entreprise informatique, nous devons y penser : dès le début il faut faire les bons choix, ceux qui feront que, si ça fonctionne pour cinq utilisateurs, cela fonctionnera pour un million. » Sans ce processus de prototypage rigoureux, dans lequel dès qu’une nouvelle fonctionnalité est acceptée, le code est gelé et passe en production, « nous serions une de ces entreprises de conseil qui savent tout faire… donc rien faire », plaisante-t-il.

Pour lui, le plus difficile n’est pas tant d’avoir des idées, que d’aller voir le client et de trouver avec ce dernier un processus qui en limite le nombre. « C’est seulement ainsi qu’on aboutit à un produit : il est préférable de faire une solution simple, mais utilisée tous les jours plutôt qu’une « usine à gaz ». » Jakob Haesler rappelle enfin que l’informatique moderne a permis de façonner certaines procédures opérationnelles, en libérant du temps pour les collaborateurs. « Derrière ce gain de temps il y a un processus d’industrialisation. »

« Gérer et encadrer l’innovation est toujours difficile », rebondit Gildas Sorin. « Il ne faut pas considérer le processus comme un élément qui fige la vie de l’entreprise et qui freine l’innovation, alors que celui-ci doit, au contraire, libérer les forces vives de l’entreprise pour leur permettre d’innover. » Malgré cela, « le processus reste une solution de confort pour beaucoup de managers », relève Philippe Bertrand. « Il faut combattre cette mentalité, faire des tests, prendre des risques, réaliser des prototypes. »

Pour le président du directoire des Aéroports de Lyon, l’équilibre sera atteint le jour où « les collaborateurs accueilleront la perspective d’un audit avec confiance plutôt qu’appréhension, en y voyant une possibilité de s’améliorer. » Un idéal encore lointain donc… Et pourtant, « si vous mettez des barrières autour des individus, vous obtiendrez des moutons », ajoute-t-il, en citant William L. McKnight, un ancien président de 3M.

Laisser une place à l’improvisation

Pour offrir un contrepoint aux visions des chefs d’entreprise, le Medef avait convié Claire Gibault, une chef d’orchestre, à exprimer son point de vue. Celle-ci a d’abord tenté de traduire le « jargon » du business dans son univers, où l’on parle plutôt de s’accorder, de donner le « la », de s’écouter, de respirer… « En musique, les capacités d’improvisation et l’inspiration sont des dons fondamentaux. » Dans son métier, il n’y a pas de pilotage automatique, « il faut savoir laisser advenir pour que se produisent des moments de grâce non prévus. »

Elle a ensuite passé en revue les nombreux facteurs qui entrent en jeu pour favoriser « l’excellence opérationnelle d’un orchestre » : le recrutement des musiciens et du chef d’orchestre, l’environnement, la rémunération, la logistique… L’essentiel pour elle est cependant « la lutte contre la routine : il faut maintenir le désir et le plaisir, qui sont productifs. » Claire Gibault a également insisté sur « le climat de confiance » qu’il faut créer avec les musiciens. « Il s’agit de les accompagner, jamais de les épuiser ou de les humilier. »

Corinne Vigreux, directrice générale et co-fondatrice de Tom-Tom, estime pour sa part « qu’on ne peut travailler avec des collaborateurs qui ne sont pas fiers de ce qu’ils font. » Selon elle, la dimension collective et la culture d’entreprise entrent pour une part importante dans la motivation et l’efficacité des équipes : « il est important de tirer le meilleur de chacun, on ne peut pas avancer si on ne compte que sur un petit nombre de personnes », souligne-t-elle. « La responsabilisation, c’est la clé ! », poursuit Fabrice Bonnifet. Pour s’en convaincre, « imaginez un match où le joueur avec la balle doit demander à son capitaine à qui la passer… »

Pour avoir des repères sur la direction à prendre et éviter d’accumuler les échecs, il conseille ensuite aux entreprises de se comparer, en évoquant notamment le référentiel européen EFQM (voir encadré), « qui s’apparente un peu à des Jeux olympiques pour les entreprises. » Pour le directeur développement durable du groupe Bouygues, « on s’occupe souvent de se maintenir en bonne santé une fois qu’on est tombé malade, alors qu’il est trop tard. »

Savoir témoigner de la reconnaissance

Cette bonne santé, ou excellence opérationnelle, repose notamment, pour Fabrice Bonnifet, sur la reconnaissance accordée aux collaborateurs. « La première qualité d’un chef d’orchestre, c’est de savoir écouter et d’avoir tous les membres de son orchestre au moins une fois dans son regard. Dans les institutions, les musiciens souffrent souvent de ne pas être écoutés et reconnus », confirme Claire Gibault. Celle-ci reconnait néanmoins que ce processus de reconnaissance est difficile à maintenir quand le nombre de collaborateurs s’accroît.

Pour Corinne Vigreux, il faut au moins maintenir un processus pour reconnaître les idées et les attribuer à celui qui les a développées : « il n’y a rien de pire pour la motivation que de se voir voler son idée. » Celle-ci réagit également sur les enjeux liés au passage d’une échelle à l’autre : « Lorsque l’on a démarré à quatre et que l’entreprise grandit, sans processus, on a l’impression à un moment de conduire une Ferrari au bord d’une falaise. » Il devient alors impératif d’industrialiser certaines activités, comme la gestion des stocks, la logistique ou la paye, pour décharger les employés d’activités contraignantes, mais néanmoins obligatoires. « Nous avons commencé à parler d’excellence opérationnelle dès les années 2000, quand nous étions trente employés » relate la directrice de Tom-Tom.

L’homme et le processus sont-ils finalement compatibles ? Pour le directeur de Tiny Clues, « avec les processus que nous appliquons, pas toujours. Chacun doit comprendre que la force du processus est d’organiser au mieux ce qui peut être fait rapidement pour libérer du temps. »

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Le modèle d’excellence EFQM

EFQM (European Foundation for Quality Management) est un outil de benchmark pour les entreprises européennes, développé à la suite d’une initiative lancée par Jacques Delors en 1988. Quatorze chefs de grandes entreprises se sont alors engagés à favoriser la compétitivité des entreprises européennes. La fondation qu’ils ont mise en place a établi les prémices de ce modèle d’évaluation de la qualité.Aujourd’hui, celui-ci repose sur huit concepts, les piliers de l’excellence opérationnelle :

  • Ajouter de la valeur pour les clients ;
  • Créer un avenir durable ;
  • Développer les capacités de l’organisation ;
  • Encourager la créativité et l’innovation ;
  • Diriger avec vision, inspiration et intégrité ;
  • Piloter avec agilité ;
  • Réussir en s’appuyant sur les talents de ses collaborateurs ;
  • Parvenir à des résultats durables.

Ingénierie des exigences et référentiels

L’ingénierie des exigences est une discipline qui consiste à développer un référentiel d’exigences, mais aussi à le maintenir à jour en présence d’évolutions. Le référentiel constitue un support au pilotage de projet et à la maîtrise du changement des exigences au cours du temps. Les deux consultants auteurs de cet ouvrage, Stéphane Badreau et Jean-Louis Boulanger, expliquent les principes de base liés à l’ingénierie des exigences, pour le développement de systèmes complexes à forte composante logicielle. Ils présentent les enjeux et les fondamentaux, les activités de développement et de gestion d’un référentiel d’exigences, l’outillage et les relations entre l’ingénierie des exigences et les autres activités d’un projet de réalisation et de maintenance d’un système. Les auteurs consacrent également une partie aux normes et aux référentiels de bonnes pratiques dans différents domaines qui ont trait à l’ingénierie des exigences.Dans la conduite d’un projet, plusieurs symptômes sont révélateurs d’un manque d’ingénierie des exigences : lorsque celles-ci sont peu claires (trop d’incompréhensions, d’ambiguïté, mauvaise identification d’une ou plusieurs parties prenantes…) ; lorsque l’on considère que des éléments sont évidents (par exemple un contexte législatif) et ne nécessitent pas de clarification ; lorsque l’on observe des problèmes de communication ou des pressions de la part des donneurs d’ordre (par exemple sur les délais). L’ingénierie des exigences présente de nombreux avantages, détaillés par les auteurs : satisfaction des utilisateurs, réduction du temps de mise sur le marché, maîtrise du périmètre du projet, baisse des coûts et diminution des risques, amélioration du pilotage et de la qualité…
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Ingénierie des exigences, méthodes et bonnes pratiques pour construire et maintenir un référentiel, par Stéphane Badreau et Jean-Louis Boulanger, Dunod, 2014, 300 pages.