Tout savoir sur l’Activity Based Costing

L’Activity Based Costing (ABC) a aujourd’hui trente ans. Cette approche sert à piloter les coûts de la DSI. Mais, au-delà de ses principes, cette méthode, finalement complexe, souffre de plusieurs inconvénients.

Cette approche a été développée sur la base des travaux de plusieurs experts (1) et déclinée en Activity Based Management (ABM) et Activity Based Budgeting (ABB). L’ABC est une méthode éprouvée qui a beaucoup apporté en permettant de mieux appréhender le pilotage des productions complexes multiproduits ou multiservices, en préconisant une méthode d’analyse plus fine des coûts indirects, des frais généraux, et en rétablissant un lien de causalité entre le coût d’entités appelées « activités » et le coût des produits.

Mais les arguments avancés pour appliquer ce type de méthode au monde des systèmes d’information sont loin d’être tous pertinents et nous observons, au vu des retours d’expérience, des défauts majeurs lors de sa mise en application.

Quels arguments pour justifier la mise en œuvre de la méthode ?

  • Privilégier la vision du métier informatique (les processus, les activités), plutôt que la vision budgétaire (les sections, les centres de responsabilité…) qui n’est pas toujours représentative du fonctionnement d’une DSI.
  • Affiner l’imputation du coût d’un certain nombre d’activités « indirectes » aux services, qui, sinon, serait « réparti » selon la méthode des sections homogènes (stockage des données, boîte e-mail, installation d’un PC…).
  • Exploiter le caractère « transverse » de l’activité en s’affran­chissant des organisations locales. Proposer un référentiel commun dans le cadre d’organisations « mutualisées » permet de se comparer à une référence extérieure, d’évaluer le coût et l’utilité des activités, en vue de retenir les meilleures pratiques ou d’une externalisation… C’est au nom de cet objectif que le Cigref et d’autres organisations similaires ont poursuivi, depuis de nombreuses années, leurs travaux, aboutissant à l’élaboration d’un véritable modèle, proposé à leurs membres et régulièrement actualisé.

Un modèle trop complexe ?

Les grandes fonctions de la DSI sont connues et possèdent leur propre budget (études, projets, maintenance, production, assistance aux utilisateurs…). Elles accueillent en leur sein toutes sortes de tâches et d’activités qui, bien sûr, peuvent être ignorées. Une première confusion vient du fait que les DSI adeptes de la méthode ABC « oscillent » entre les activités et le catalogue de services. Car, certes, ils veulent connaître le coût de leurs activités mais, d’un autre côté, ils ont conscience qu’une activité n’a de justification que si elle « sert ».

Prenons un exemple concret : l’activité « support niveau 1 », dont le coût, en première analyse, sera refacturé au client interne en fonction du nombre de PC ou du nombre d’incidents. On crée, dans ce cas, une relation univoque entre une activité et un service : donc un concept en trop.

Pas si simple, vous expliquera-t-on : le service au client peut être formé par la contribution de deux activités, par exemple, le support et la gestion des incidents, dont les coûts séparément identifiés seront nécessairement, au sens de la méthode, imputés au service avec des inducteurs distincts. Cela revient à dire que l’on facturera deux services, même si cela n’est pas toujours clairement annoncé au client : deux services, deux activités à la relation univoque, il y a toujours un concept en trop.

On pourra aussi poursuivre ce débat en faisant remarquer que le coût de l’activité « support niveau 1 » n’est pas imputé à un service référencé en tant que tel dans le catalogue, mais plutôt imputé à d’autres services référencés, comme la « boîte e-mail ». Dans un tel schéma, l’activité contribue au coût de ce service, parmi d’autres, tels que l’acquisition de serveurs, l’acquisition de progiciels, le stockage de données, l’administration du réseau, le support niveau 2… Résultat : le coût du service « boîte e-mail » est calculé par l’imputation de sept à huit activités différentes, avec des inducteurs distincts : ce principe est difficile à expliquer au client interne !

En résumé, si c’est simple on peut largement simplifier et si c’est compliqué, cela restera incompréhensible pour le client et ne satisfera, en réalité, que la DSI elle-même, qui, certes, analyse plus finement son métier, mais rappelons tout de même qu’elle est jugée sur son service client et la satisfaction des utilisateurs. Pourquoi ne pas simplifier la démarche ? Plutôt que de penser : « Quelles sont les ressources qui concourent à telle activité ? », ne peut-on pas gagner une étape en se posant la question suivante : « Quelles sont les ressources qui contribuent à tel service ? »

Il est d’usage de considérer qu’une forte proportion des coûts informatiques sont indirects par rapport aux services et que, de ce fait, la méthode traditionnelle de calcul des coûts (appelée méthode en coût complet ou des sections homogènes) conduit à les « répartir » sans discernement et de manière erronée sur les services.

S’agit-il d’une exception ? Pas à notre connaissance. Les différentes enquêtes sur l’ensemble des frais généraux les estiment à 15 % environ du chiffre d’affaires, toutes entreprises confondues. Ajoutons que la grande majorité des entreprises industrielles, commerciales, voire du tertiaire, n’ont pas franchement remplacé leur modèle de comptabilité analytique en coût complet par la méthode ABC : ainsi, le fait de répartir leurs frais généraux sur le coût des produits reste leur lot commun. Les DSI présenteraient-elles des caractéristiques (activités de soutien versus activités opérationnelles) à ce point différentes ?

Malgré un fort investissement pour appliquer la méthode (référentiel commun des ressources et des activités, contenu précis des activités, règles d’imputation du coût des ressources aux activités, définition des inducteurs d’activité), le premier modèle proposé par le Cigref s’est révélé trop complexe et peu utilisé. Alors que la troisième version est parue en 2014, il n’existe pas encore de base de benchmark vraiment opérationnelle, étant donné le nombre restreint de membres ayant mis en œuvre le modèle. L’ambition n’est d’ailleurs plus de pouvoir se comparer sur les activités (trop nombreuses et très vite trop individualisées), mais sur des macro-activités !

Analysons maintenant les défauts majeurs relevés lors de la mise en place de cette méthode dans un contexte informatique.

Le concept d’activité : le rôle clé des inducteurs de coûts

Le socle de la démarche est constitué de trois concepts : les objets de coût (prestations, services…) consomment des activités qui nécessitent des ressources.

Comment s’effectue le passage du coût des ressources au coût des activités, puis au coût des services, après avoir procédé à la modélisation des activités et des services ? À l’aide d’inducteurs de ressources pour le premier, d’activités pour le second. L’inducteur n’est rien d’autre que l’unité d’œuvre employée dans la méthode des sections homogènes, à savoir un indicateur mesurable, fiable et contrôlable.

Les inducteurs de ressources mesurent la quantité de ressources consommées par une activité. Ce sont principalement, pour le personnel commun à plusieurs activités : des relevés de consommation de temps, des dires d’expert, ou de simples prorata, pour le matériel commun à plusieurs activités : des indicateurs techniques, pour les locaux : des m²… Les inducteurs d’activité doivent être représentatifs de la consommation des activités par les services, dans l’objectif de rendre « variable » le coût de ces services. Les experts parlent de traçabilité.

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Une inflation du nombre d’activités !

S’il n’y a rien à dire sur le mode opératoire rappelé ci-dessus, la manière de le mettre en application pose problème. Le premier passage s’effectue de façon identique, que la destination soit l’activité (méthode ABC) ou la section (méthode des sections homogènes).

Si l’on s’engage dans la méthode, il faut être en mesure de définir une liste d’activités et autant d’inducteurs pertinents qu’il existe d’activités, sinon l’investissement deviendra vite improductif. Et c’est là que le bât blesse ! Poussés par une évolution de la technologie de plus en plus rapide, les DSI modélisent un nombre inflationniste d’activités qui font dégénérer tout le modèle. C’est le point faible de la méthode ABC. De plus, elles se persuadent que la performance réside dans la maîtrise du coût de leurs activités, alors que leurs clients ne sont sensibles qu’au coût (ou au prix) du service. S’il faut accroître la granularité du modèle, c’est, éventuellement, celle du catalogue de services, pas celle des activités ! Sauf que le coût des services ne pouvant être benchmarké, car trop spécifique aux entreprises, les DSI se rabattent sur une liste normative des macro-activités dans les modèles cités plus haut. Ensuite, chaque DSI doit relier cette liste prédéfinie à son propre catalogue de services, c’est pourquoi nous avons employé le terme d’oscillation.

Le résultat, pour le modèle du Cigref par exemple, nous interpelle. Entre le modèle 2009 et le modèle 2014, le nombre d’activités est passé de 39 à 66 (et de 19 à 25 macro-activités). Comment définir 66 inducteurs pertinents ? Mission impossible. Dans ce modèle, 17 activités sont « réparties au prorata », 10 activités imputées au K€ par service (ce qui veut dire une affectation directe des ressources à des services en « transitant » par une activité, donc l’activité en question ne sert à rien) et 6 activités affectées à des services techniques, dont le coût doit être à son tour ré-imputé aux services !

Tout cela mène à un modèle ingérable, basé pour près de la moitié sur de la « répartition », censée être soigneusement évitée dans un modèle ABC.

Le mythe des 100 %

Dans les modèles proposés, il apparaît essentiel que 100 % du coût des ressources = 100 % du coût des activités = 100 % du coût des services. Quelle est la raison invoquée ? Dans un contexte de refacturation par exemple, il est logique d’imputer la totalité des coûts de la DSI aux services. Mais ce constat est trop interprêté à la lettre et engendre la prise en compte de frais généraux dans les ressources, puis dans les activités, ainsi que la création d’activités de soutien, dont il sera impossible d’imputer le coût aux services à l’aide d’inducteurs pertinents et qui seront donc « réparties au prorata ».

L’essentiel de la réflexion doit porter sur la construction d’une modélisation économique de processus techniques complexes et non sur la gestion d’inducteurs qui ne sont autres que des clés de répartition. Ainsi, 17 activités de soutien, réparties au prorata dans le modèle du Cigref, pourraient n’en faire qu’une. Construire une modélisation des processus informatiques sans prise en compte, dans un premier temps, des frais généraux, des activités ou des sections de soutien, n’interdit pas, ensuite, de majorer les coûts simplement en une seule fois à l’aide d’une clé de répartition. Le résultat est le même, mais l’effort moindre !

La collecte des inducteurs : un problème de traçabilité

Nous avons évoqué, dans un précédent article (2), la nécessité de construire un modèle en coût standard et constations que 50 % seulement des contrôleurs de gestion SI appliquaient cette méthode.

Une fois la modélisation effectuée lors de la procédure budgétaire, nous disposons, pour chaque service ou prestation listé dans le catalogue, de son coût standard, servant à une éventuelle refacturation sur la base des quantités consommées. L’immense intérêt du coût standard tient au fait qu’il n’est pas révisé en cours d’année. Seulement une fois par an, en fin d’exercice, nous constatons un écart d’exploitation de la DSI dans son ensemble, analysé en écart sur frais par sections
(entre le budget et les coûts réels) et en écart d’activités (entre la quantité de prestations prévue et la quantité réelle, valorisées en coût standard). Il n’est nullement besoin de « redécortiquer » toute la modélisation initiale avec des unités d’œuvre à collecter, l’importance de cet écart, combinée à la remise en cause de certains coûts par les clients, fournit assez d’information pour améliorer et affiner la modélisation pour le prochain exercice.

Force est de constater que les adeptes de la méthode ABC ont à cœur de vérifier que leur travail conséquent d’analyse par activités est justifié a posteriori. Ils se lancent donc, dans la majorité des cas, dans un processus de suivi gigantesque, qui, poussé à son comble, peut se traduire par :

  • l’analyse mensuelle des charges réelles et l’imputation des charges aux activités suite à la collecte des inducteurs de ressources réels,
  • l’imputation du coût réel des activités aux services suite à la collecte des inducteurs d’activités réels.

L’aventure pourrait s’arrêter là si nous n’avions pas le sentiment d’un ancrage puissant du concept de coût réel dans la conscience collective des contrôleurs de gestion SI, particulièrement lorsqu’ils évoluent dans un contexte de GIE. Nous leurs conseillons souvent d’effectuer un court stage chez un syndic de copropriété où ils seraient sensibilisés au concept de provision (qui n’est autre qu’un coût standard).

Là où l’aventure tourne mal, c’est lorsque vient la question suivante : « Existe-t-il un outil qui permette de collecter tous ces inducteurs ? » Alors que la direction financière, le contrôle de gestion « corporate » répondront « oui », le système de gestion du groupe, l’ERP qui est capable de traiter le concept d’activité et qui assure justement l’unicité de l’information fournie et utilisée par tous les acteurs de l’entreprise sans exception, certaines DSI vont dire (ou omettre de dire) : « Non merci », nous allons installer un logiciel spécifique, bien sûr opportunément suggéré par des experts du SI. Ce n’est autre, pour les acteurs financiers de l’entreprise (et donc pour la direction générale), que de la provocation !

Non seulement l’application de la méthode ABC au SI est lourde, complexe, coûteuse, mais elle perd là toute sa crédibilité, la DSI exploitant des chiffres dont on ne sait d’où ils proviennent. Soyons précis : le coût des ressources est bien issu de la comptabilité générale et analytique du groupe, mais le coût des activités et des services est calculé en dehors du système comptable, puisque la saisie des inducteurs est issue d’un logiciel spécifique, non intégré au premier. L’information qui en résulte n’est ainsi plus traçable, au sens systémique.

Le délai de mise en œuvre de la méthode face au changement technologique

Pour quelle raison la plupart des grandes entreprises industrielles et commerciales n’ont-elles pas, à ce jour, remplacé leur outil de comptabilité analytique traditionnelle par une comptabilité par activités ? Le problème, avec toute méthode proposant une nouvelle organisation (remplacer l’approche par grandes fonctions par des processus et des activités en est une), c’est qu’elle supporte difficilement les réorganisations.

Pour mettre en place la méthode, il faut initier quatre chantiers : frais généraux de production, frais généraux commerciaux, frais généraux administratifs et frais généraux divers. Une fois le projet achevé, on atteint souvent le délai fatidique de trois ans, fréquence moyenne à laquelle les grandes entreprises se restructurent ou se réorganisent.

Dans le cas d’un chantier ABC appliqué au SI, le délai de réalisation est au minimum d’un an, mais la nécessité de corriger et d’affiner la modélisation nous conduit à deux ou trois ans. Pendant ce temps, la technologie évolue très rapidement, faisant courir à tout type de modélisation un risque d’obsolescence rapide.

Prenons-en pour preuve le modèle du Cigref, modifié déjà trois fois en quinze ans, ou notre propre modélisation actualisée régulièrement et intégrant la virtualisation et le cloud dans sa dernière version (3). Le lecteur aura compris que nous n’utilisons pas un modèle ABC mais un modèle plus simple et rapide à mettre en œuvre, basé sur la consommation de ressources par les services, sans recours aux activités.

Cet article a été écrit par Jacques Nau et Christophe Legrenzi, auteurs de l’ouvrage « Contrôle de gestion du SI » (Dunod).


Les huit biais de la méthode ABC

Si l’on confie un bel outil à quelqu’un, il n’est pas certain que l’on obtienne un beau résultat, cela dépend de la façon dont il l’utilisera. La méthode ABC est indéniablement un concept séduisant, mais nous avons vu qu’elle supportait mal le changement. Or nous sommes, dans le domaine du SI, en évolution technologique permanente. L’objectif est peut-être pertinent, mais le plan d’action pour l’atteindre est-il réaliste ?

Nous n’avons aucune critique à opposer à des organisations qui se sont lancées dans ce type de projet. Leur ambition, qui consiste à chercher à comparer la performance d’organisations « mutualisées » en gommant les différences, est légitime et nous avons été également confrontés à ce type de problématique. Le concept d’activité nous paraît encore aujourd’hui une des réponses possibles, bien que n’étant pas la seule.

Ce qui pose problème, ce sont les « torsions » de plus en plus nombreuses auxquelles sont conduits les adeptes de la méthode, au fur et à mesure qu’ils la mettent en application ou qu’ils l’actualisent, avec plusieurs biais :

  • Ne pas avoir suffisamment observé que cette méthode est peu généralisée par de nombreuses fonctions de l’entreprise, qui l’ont longuement expérimentée sans pouvoir vraiment l’appliquer totalement.
  • Commettre inconsciemment une erreur majeure d’appré­ciation sur une méthode uniquement basée sur l’analyse et la meilleure appréhension des frais généraux en l’appliquant à la totalité des processus opérationnels de la fonction DSI. C’est comme si on appliquait la méthode ABC à tous les processus de production d’une usine
  • Emporté par l’évolution technologique rapide, bâtir de nouvelles modélisations défiant l’entendement, toute application de la méthode ABC dégénérant très rapidement au-dessus de 25 à 30 activités.
  • Appliquer à un modèle déjà trop lourd le concept, tout aussi lourd, du coût réel.
  • Avoir la hantise de « répartir » des masses, soi-disant impressionnantes, de frais généraux.
  • Ne pas anticiper vraiment le coût de mise en place de cette modélisation, nécessitant des moyens (au minimum 2 personnes dédiées au suivi du coût des activités, hors investissement initial).
  • Oser faire de la comptabilité analytique en dehors du système de gestion de l’entreprise (le recueil des inducteurs physiques en fait pleinement partie).
  • Les DSI étant bien connues pour leur capacité à innover, elles sont souvent enclines à se démarquer des autres acteurs, épousant assez facilement les phénomènes de mode. Attention à ce que cette mode ne soit pas trop vite dépassée, surtout si on l’a payé le prix fort !

(1) L’approche ABC a été développée en particulier par George J. Staubus, autour de l’Activity Costing et de l’Input-Output Accounting, et popularisée par Robert S. Kaplan et William J. Bruns, professeurs à Harvard, dans leur ouvrage paru en 1987 (Accounting and Management: A Field Study Perspective), ainsi que par le Consortium for Advanced Manufacturing International (CAM-I) entre 1986 et 1988. Son application au monde informatique date de 2005, avec le premier modèle publié par le Cigref, qui a bénéficié de l’assistance méthodologique de la société Cost House. Elle a aussi donné lieu à un ouvrage en 2010 (Modèle économique de la DSI, les clés de la performance), de Joachim Treyer et Olivier Brongniart, publié aux Éditions Hermès. La dernière mise à jour du modèle du Cigref est récente et date de 2014.

(2) « La méthode des coûts standards appliqués à l’informatique », Best Practices Systèmes d’Information, n° 122.

(3) Séminaire « Le contrôle de gestion du SI » (J. Nau), chez CapGemini Institut.